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Quel est l’impact de la crise énergétique actuelle sur la précarité énergétique ?

Après nous avoir proposé une définition de la précarité énergétique, une analyse de son évolution récente en France et un compte-rendu sur la réponse publiques à cette question, la chercheuse Adèle Sébert évoque ici l’impact de la crise énergétiques et de la hausse des prix sur cette problématique. Adèle Sébert est docteure en science économique, rattachée au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé-CNRS UMR 8019, Université de Lille), ses analyses s’appuient sur sa thèse Qualifications et prises en charge de la précarité énergétique. Une analyse économique institutionnaliste, qui a bénéficié d’un financement de l’Agence de la transition écologique (Ademe).

Point sur les dispositifs récents

L’actualité de ces trois dernières années en ce qui concerne la prise en charge des difficultés d’accès à l’énergie est particulièrement marquée par une volonté de contrer les effets de la hausse des prix de l’énergie sur le budget des ménages et sur les conditions de vie. Prolongement de la trêve hivernale des coupures de l’énergie en 2020 et en 20211, versements de 100€ à 200€ supplémentaires pour les bénéficiaires du chèque énergie en 2021 et en 2022 via un chèque énergie exceptionnel2, créations de chèques énergie pour le fioul et pour le bois en 20223, mise en place et prolongement d’un bouclier tarifaire d’abord pour le gaz en 2021 puis pour l’électricité en 2022 et jusqu’en 20234, sans compter les dispositifs concernant les prix de carburants (prix à la pompe, indemnité carburant) ou la hausse des prix (indemnité inflation).

À ces mesures exceptionnelles, on peut aussi ajouter la multiplication d’incitations aux réductions des consommations d’énergie et la continuation des logiques incitatives à la réalisation de travaux énergétiques pour ceux qui en ont les moyens. D’une manière générale, les dispositifs de ces derniers mois portent sur la solvabilisation des ménages, qu’ils soient ciblés ou non. Ils s’ajoutent aux dispositifs existants en matière de fourniture d’énergie et de prise en charge de la précarité énergétique, mais ne rebattent pas les logiques des dispositifs existants pour ce qui concerne la lutte contre la précarité énergétique5. Il y a plutôt une continuation de l’action publique avec la consolidation de la législation en matière de fourniture d’énergie : un décret de fin février 2023 complète l’encadrement de la procédure pour impayés en instaurant une période minimale d’alimentation en électricité pour les ménages bénéficiaires du chèque énergie ou du Fonds de solidarité logement (FSL)6. En revanche, côté dispositifs pour l’ensemble des consommateurs, le bouclier tarifaire est une nouveauté, avec son lot d’incertitudes en ce qui concerne ses coûts et capacités redistributives7.

Est-ce que la hausse des prix des énergies a renforcé la précarité énergétique? Il me semble que cette question invite à poser, à défaut de pouvoir y répondre de manière définitive, deux séries de sous-questions. D’une part, comment mesurer l’effet de la hausse des prix sur les difficultés d’accès à l’énergie ? Comment distinguer l’effet des prix dans la précarité énergétique d’autres effets (évolution des revenus, action renforcée en matière de rénovation énergétique) alors que la précarité énergétique est définie de manière multidimensionnelle ? Les indicateurs actuels de quantification de la précarité énergétique peuvent-ils donner des éléments de réponses à ces questions ? D’autre part, comment analyser les effets des dispositifs de lutte contre la précarité énergétique dans un contexte d’augmentation accrue des prix des énergies ? En outre, comment évaluer l’effet des dispositifs exceptionnels sur les situations de précarité énergétique alors qu’ils ont été mis en place (et sont toujours d’actualité) dans la même temporalité que la hausse des prix a eu lieu ? Finalement, comment penser l’articulation entre les dispositifs exceptionnels et les dispositifs pré-existants ? En quoi ces derniers étaient-ils « insuffisants » pour répondre à la hausse brutale des prix des énergies, au sens où il a été décidé par l’État de compléter ces dispositifs par des dispositifs exceptionnels ?

Plus que des réponses, ce sont des pistes qui peuvent être explorées à partir des données récentes. Je commencerai par un point sur les répercussions de la hausse des prix pour les ménages et je reviendrai ensuite sur l’évolution de la précarité énergétique pour l’année 2022, à l’aune de données sur les effets de la hausse des prix et du Tableau de bord de l’Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) qui est sorti en mi-mars 2023.

Répercussions de la hausse des prix des énergies pour les ménages et précarité énergétique

Quelles ont été les répercussions de la hausse des prix des énergies pour les ménages alors que des dispositifs ont été mis en place ?

Plusieurs réponses possibles, à commencer par un enjeu de méthodologie8 à la fois en ce qui concerne la manière dont on mesure l’inflation (et son volet énergétique) et la manière dont on en distingue les effets sur les ménages (prix, quantités d’énergie consommées et autorestriction, dépenses, revenus, dispositifs sociaux et effets redistributifs).

Les données des années 2021 et 2022 commencent à être disponibles et analysées, et requièrent donc une certaine prudence. Sans viser l’exhaustivité, on peut dire que la hausse des prix a entraîné une perte en pouvoir d’achat pour l’ensemble des ménages, malgré la mise en place des dispositifs exceptionnels9. De plus, les effets de la hausse des prix des énergies sur le pouvoir d’achat des ménages sont différenciés entre les déciles de niveau de vie et la perte en part de revenu disponible est plus importante pour les ménages les plus modestes que pour les plus aisés10. Toutefois, tous les ménages modestes ne sont pas précaires énergétiques et inversement.

État des lieux de la précarité énergétique

Quelles sont les données de la précarité énergétique en 2022 ?

Si l’on regarde les indicateurs de quantification de la précarité énergétique, seuls le taux d’effort énergétique (TEE)11 et l’indicateur de froid ressenti12 peuvent donner une information pour l’année 2021 et l’année 2022 car ils sont actualisés chaque année.

Jusqu’en 2020, l’indicateur TEE donnait à voir une stabilisation des situations de ménages en précarité énergétique. En 2021, le TEE corrigé des variations saisonnières a légèrement augmenté, passant de 11,5% à 11,7% : 3,4 millions de ménages sont en situation de précarité énergétique au sens du taux d’effort en 202113. Ce taux d’effort a augmenté mais, à ce stade, conserve une valeur similaire à celles des TEE depuis 2016.

Le Médiateur national de l’énergie (MNE), qui réalise un baromètre chaque année, a recensé que 22% des Français déclarent avoir souffert du froid au cours de l’hiver 2021-2022, pendant au moins 24 heures. Ainsi, l’indicateur de froid est supérieur de 2 points de pourcentage à celui de l’hiver précédent mais il s’agit de la même part qu’en 2019. En revanche, à la différence des hivers 2020-2021 ou précédemment, le premier motif invoqué par les répondants est une limitation pour raisons financières14. On peut compléter cette information sur les difficultés financières avec d’autres indicateurs proposés par l’ONPE dans son Tableau de bord. Pour ne prendre qu’un exemple ici : les interventions pour impayés. En 2021, le MNE a constaté une hausse de 17% par rapport à 201915 : le nombre d’interventions pour impayés est passé de 672 400 suspensions de fourniture ou réductions de puissance en 2019 à 785 096 pour l’année 2021. Dans un communiqué de presse du 30 mars 2023, le MNE annonce que 863 000 interventions pour impayés ont été mises en œuvre en 2022, c’est-à-dire une hausse de 10% par rapport à 202116.

Enfin, les résultats de l’Enquête nationale logement (ENL) de 2020 sont attendus cette année et une nouvelle édition de l’ENL est prévue à partir de cet été et jusqu’en 2023-2024. Ils permettront d’actualiser plus finement les données relatives à la précarité énergétique et, plus largement, aux conditions de logement.

Effets des dispositifs de prise en charge de la précarité énergétique dans le contexte actuel

Les données récentes en matière de précarité énergétique n’intègrent complètement ni les effets de la hausse des prix des énergies ni les effets des dispositifs déployés l’automne dernier. Néanmoins, des remontées de différents acteurs de la statistique publique et des acteurs de la prise en charge de la précarité énergétique sont effectuées pour informer quant à la situation des ménages précaires énergétiques dans le contexte actuel ainsi que des informations sur certains dispositifs publics et privés.

On peut rappeler que, dans la continuité de ces dernières années, le non-recours au chèque énergie plafonne autour de 20% depuis 201917. On sait aussi que le chèque énergie contribue à réduire la précarité énergétique au sens du TEE . Les données de 2021 concernant le chèque énergie ainsi que le chèque exceptionnel confirment cet effet : en 2021, le chèque énergie a fait passer le TEE corrigé de la météo de 11,7% à 10,2% et tandis que le chèque exceptionnel a ramené le TEE corrigé de la météo à 9,2%. Par ailleurs, selon l’Agence nationale de l’habitat (Anah), une dynamique s’installe en termes de rénovation énergétique 18. Il faudra voir dans les différents rapports qui sortiront cette année 2023, si cette tendance persiste.

Plus largement, il me semble qu’il faut réinscrire les dispositifs exceptionnels de ces derniers mois dans le cadre de l’ensemble des actions menées jusqu’ici pour prendre en charge les difficultés d’accès à l’énergie.

S’agit-il de limiter le nombre de personnes qui seraient précaires énergétiques sans ces mesures exceptionnelles ou s’agit-il d’améliorer le sort des personnes qui étaient déjà considérées comme précaires énergétiques ? S’agit-il de discuter des moyens déployés (et de ceux qui les déploient) et/ou des fins visées ? Faut-il considérer la continuité de la fourniture, dans le cadre du service public, comme critère principal ? Faut-il plutôt considérer les conditions de vie dans le logement ? Faut-il prendre en compte (et comment) le coût économique, social et politique, voire écologique, pour le collectif que ces dispositifs d’urgence représentent par rapport aux effets escomptés sur les niveaux des impayés, sur l’évitement des coupures, ou encore sur l’état de santé de ceux qui ne parviendraient plus à se chauffer ?

Les réponses à toutes ces questions se construisent surtout collectivement. Cela me paraît d’autant plus important dans un contexte exceptionnel et pour lequel il n’est pas exclu qu’il mène à une redéfinition de la prise en charge collective des difficultés d’accès à l’énergie, voire à la redéfinition du fonctionnement des marchés de l’énergie dans le contexte de la transition énergétique19.

1 Voir à ce sujet la fiche du site web du Médiateur national de l’énergie : https://www.energie-info.fr/fiche_pratique/la-treve-hivernale/

2 Décret -1552 du 10 décembre 2022 relatif à la protection des consommateurs en situation de précarité énergétique.

3 Décret -1407 du 5 novembre 2022 relatif au chèque énergie pour les ménages chauffés au fioul domestique.

Décret -1609 du 22 décembre 2022 relatif au chèque énergie pour les ménages chauffés au bois.

4 Le bouclier tarifaire a été prolongé jusqu’en juin 2023 à l’occasion de la loi de finances pour 2023 publiée fin décembre 2022 (loi -1726 du 30 décembre 2022 de finances pour 2023)

5 Par exemple, la campagne du chèque énergie 2023, qui s’étend du 21 avril au 31 mai 2023, concerne à peu près autant de ménages que la campagne 2022. Il y a une légère modification des conditions de ressources prises en compte, mais les montants des chèques envoyés ne sont pas modifiés alors même que la hausse des prix de l’électricité et du gaz est actée par la loi de finances de 2023, même si cette dernière en limite la variation à 15%. Les critères d’élégibilité sont disponibles dans l’arrêté du 3 mars 2023 fixant les critères d’éligibilité au chèque énergie et le plafond aux frais de gestion pouvant être déduits de l’aide spécifique.

6 Décret -133 du 24 février 2023 relatif à la période minimale d’alimentation en électricité et modifiant le décret -780 du 13 août 2008 relatif à la procédure applicable en cas d’impayés des factures d’électricité, de gaz, de chaleur et d’eau.

7 France Culture (2022), « Bouclier tarifaire : un mutant inestimable et inconnu », La bulle économique, émission du 8 octobre. Lien vers le site web : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-bulle-economique/bouclier-tarifaire-un-mutant-inestimable-et-inconnu-2021600

Insee (2022), La flambée des prix de l’énergie : un effet sur l’inflation réduit de moitié par le « bouclier tarifaire », 75, 6p.

8 ONPE (2023), Tableau de bord de la précarité énergétique. Rapport du 2e semestre 2022, 48p.

9 La question de la méthodologie est d’autant plus épineuse qu’il n’y a pas de contrefactuel disponible pour comparer les situations avec et sans dispositifs de lutte contre la hausse des prix de l’énergie. L’Insee en a rédigé un encadré dans le cadre d’une Note de conjoncture de 2022 : Insee (2022), La croissance et l’inflation à l’épeuvre des incertitudes géopolitiques, 66p. (voir page 34).

10 Insee (2022), Entre janvier 2021 et juin 2022, la hausse des prix de l’énergie a entraîné une perte de pouvoir d’achat, malgré la mise en œuvre des mesures exceptionnelles, 78, 6p.

11 Pierre Madec, Mathieu Plane, Raul Sampognaro, OFCE (2023), Une analyse des mesures budgétaires et du pouvoir d’achat en France en 2022 et 2023, 112, OFCE Policy brief, 18 p.

12 Pour rappel, le taux d’effort énergétique est obtenu en rapportant les dépenses en énergie dans le logement sur l’ensemble des dépenses d’un ménage. Pour savoir si un ménage est en situation de précarité énergétique au sens du taux d’effort, on compare le taux d’effort énergétique du ménage au seuil de 8%.

13 Pour rappel, l’indicateur de froid ressenti est un indicateur déclaratif construit sur la base de réponses à un ensemble de questions.

14 Le TEE de 2022 n’est pas encore disponible.

15 Les enquêtés répondant en premier le motif des raisons financières sont 37% contre 35% en raison d’une mauvaise isolation alors qu’en 2020-2021 cela concernait 36% des enquêtés contre 40% en raison d’une mauvaise isolation.

16 Le Médiateur national de l’énergie (2023), « Hausse de 10% des interventions pour impayés des factures d’énergie en 2022 », Communique de presse, jeudi 30 mars.

17 D’après le Médiateur National de l’Énergie (2020), Rapport d’activité 2019, 120p., l’année 2019 marquait déjà une forte hausse par rapport à 2018 : les interventions pour impayés étaient passées de 572 440 en 2018 à 672 400 en 2019.

18Tableau de bord de l’ONPE (2023) et ses précédentes éditions.

19 Une consultation publique est menée par la Commission européenne depuis janvier 2023 concernant l’organisation du marché de l’énergie : https://france.representation.ec.europa.eu/informations/organisation-du-marche-de-lelectricite-la-commission-lance-une-consultation-sur-les-reformes-pour-2023-01-23_fr.

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COMMENTAIRES

  • Vu que la crise de l’énergie n’en est probablement qu’à ses débuts, la précarité énergétique risque bien d’être exponentielle dans les décennies à venir – Welcome aux 30 Calamiteuses !!!

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