Précarité énergétique en France : quelle définition et quelle mesure du phénomène ?
Un éclairage signée Adèle Sébert, docteure en science économique, rattachée au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé-CNRS UMR 8019, Université de Lille), à partir de sa thèse Qualifications et prises en charge de la précarité énergétique. Une analyse économique institutionnaliste, qui a bénéficié d’un financement de l’Agence de la transition écologique (Ademe).
La précarité énergétique : une définition complexe
La précarité énergétique est officiellement définie en France depuis la loi Grenelle II de l’Environnement de 20101. Cette inscription dans la loi a été rendue possible grâce à la présence et à la mobilisation d’acteurs qui se préoccupaient des difficultés d’accès à l’énergie dans le logement, au sein du groupe de travail sur les changements climatiques et la maîtrise de l’énergie du Grenelle de l’environnement de 20072.
La précarité énergétique désigne une «situation [dans laquelle] une personne [qui] éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat ». Cette définition, construite à partir celle du droit au logement posé dans la loi Besson de 1990, donne matière à discussion sur plusieurs plans. Tout d’abord, concernant le choix des termes : quels sont les besoins élémentaires, comment évaluer l’inadaptation de ressources, quelles sont les difficultés particulières ? Mais également vis-à-vis de l’échelle d’analyse (une personne, un ménage, un logement) et des acteurs capables d’établir la situation de précarité énergétique. On retient qu’a minima la précarité énergétique est le résultat de la combinaison des caractéristiques d’une personne, de son logement et de la fourniture d’énergie à laquelle elle accède3.
Dans la continuité de la loi Grenelle I qui met en relation logement, consommations d’énergie et fragilité économique des ménages4, la précarité énergétique est présentée à partir des solutions proposées pour la prendre en charge : « La maîtrise de la demande d’énergie constitue la solution durable au problème des coûts croissants de l’énergie pour les consommateurs, notamment pour les ménages les plus démunis, particulièrement exposés au renchérissement des énergies fossiles. Le programme d’économies d’énergie dans le secteur du logement comprendra des actions ciblées de lutte contre la précarité énergétique. » Ces solutions sont insérées dans une politique dite de maîtrise de la demande d’énergie (MDE). Les politiques de MDE renvoient à l’ensemble des dispositifs et actions déployées en France dans le but d’organiser une pression à la baisse de la demande d’énergie 5.
Ces politiques ont été en particulier mises en place depuis les chocs pétroliers des années 1970 afin d’inciter à la réduction des consommations d’énergie dans le cadre de la hausse des prix de l’énergie, ou afin d’organiser le passage à un mix énergétique (entendu comme l’ensemble des sources d’énergie primaire nécessaires à la consommation d’énergie) reposant de plus en plus sur l’électricité d’origine nucléaire et moins sur les énergies fossiles.
Avec une telle définition, la précarité énergétique ne peut pas se résumer à une situation de pauvreté économique, sans toutefois l’exclure. Inversement, toute situation reconnue de pauvreté n’implique pas toujours qu’une personne soit précaire énergétique. Toute la question est alors de savoir pour quels niveaux et selon quels critères, les prix de l’énergie deviennent une condition suffisante pour rendre les ressources ou les conditions d’habitat inadaptées parce qu’ils empêchent la personne de satisfaire ses besoins élémentaires. De même, à quel moment l’intervention collective, qui s’étend au-delà de la seule fourniture d’énergie, devient-elle légitime à traiter des situations de difficulté d’accès à l’énergie ? La définition actuelle de la précarité énergétique en France ne donne pas de réponses à ces interrogations qui reviennent pourtant sur le devant de la scène politique ces derniers mois.
Plus globalement, la définition actuelle laisse la qualification pratique des situations de précarité énergétique se décliner au sein des différentes actions et dispositifs menés par les acteurs publics et privés6, dont les activités portent sur la fourniture, la prise en charge de la pauvreté et la lutte contre l’exclusion, et la rénovation énergétique du bâtiment. La lutte contre la précarité énergétique se trouve alors posée au carrefour de trois domaines d’intervention. Or, chacun d’entre eux s’est historiquement construit avec ses spécificités et avec l’implication d’acteurs économiques et institutionnels variés. Définir légalement la précarité énergétique, telle qu’elle est définie actuellement, invite à s’interroger sur les recompositions induites au sein de ces domaines d’intervention, à moins de considérer que la prise en charge de la précarité énergétique ne relève d’une politique unifiée… qu’il faudrait encore caractériser.
La difficile mesure de la précarité énergétique
En complément de la définition de la précarité énergétique, la loi Grenelle II crée l’Observatoire National de la précarité énergétique (ONPE) 7. Définition et instance de mesure sont donc pensées ensemble… sans pour autant qu’un indicateur unique de précarité énergétique n’existe. Les missions de l’observatoire sont actuellement au nombre de trois : l’observation de la précarité énergétique et l’analyse des politiques publiques, la contribution au débat sur la précarité énergétique, la valorisation des travaux sur le sujet. L’ONPE publie un Tableau de bord deux fois par an, construit à partir des données remontées par les partenaires qui le composent.
Les données de la précarité énergétique sont réparties entre des indicateurs : de quantification, de contexte, de restrictions et de suivi des dispositifs financiers. Parmi ces indicateurs, on trouve ainsi des données sur les indicateurs calculés par l’Institut National de la statistique et des études économiques (Insee), mais aussi des données relatives aux prix des énergies, aux consommations, à la pauvreté en conditions de vie, aux interventions des fournisseurs, ou encore au recours au Fonds Solidarité Logement (FSL), au chèque énergie, ou mêmes aux certificats d’économies d’énergie… De fait, les données présentées par l’ONPE sont produites par des acteurs et des processus différents.
Pour sa part, l’Insee calcule trois indicateurs de précarité énergétique dits « de quantification » au sens de l’ONPE : le Taux d’Effort Énergétique (TEE), l’indicateur Bas Revenus Dépenses Élevées (BRDE) et l’indicateur de froid ressenti (FR). Ces trois indicateurs sont aussi déclinés en restreignant la population aux trois premiers déciles de revenu disponible. Ces indicateurs sont élaborés à l’occasion des Enquêtes Nationales Logement (ENL), qui ont lieu tous les 6 ans, et dont les résultats de la dernière de 2020 ne sont pas encore connus. La dernière ENL disponible date de 2013.
Le TEE correspond au rapport des dépenses totales d’énergie pour le logement sur le revenu total du ménage. Afin de juger la situation d’un ménage, ce rapport se compare au seuil de 8% : si le TEE pour un ménage est supérieur à 8% alors celui-ci est considéré en situation de précarité énergétique. Le BRDE classe les ménages à partir de deux critères : les dépenses d’énergie et le reste à vivre. Un ménage avec des dépenses en énergie supérieures à celles de la médiane des dépenses en énergie des ménages français est considéré en situation de précarité énergétique. L’indicateur de froid ressenti est un indicateur de perception : il renvoie à l’ensemble des ménages ayant déclaré avoir eu froid dans leur logement. Les ménages sont classés en fonction du nombre de motifs de froid auxquels ils répondent positivement parmi les sept motifs possibles des ENL.
A minima, selon les calculs établis à partir de l’exploitation de l’ENL de 2013, tous indicateurs confondus, la précarité énergétique concerne près de 5,1 millions de ménages, c’est-à-dire 12 millions de Français, soit un Français sur cinq. Bien sûr, puisque ces indicateurs sont construits différemment, le nombre de ménages considérés comme précaires énergétiques varie 8. Rapportés aux trois premiers déciles de revenu disponible, la précarité énergétique en 2013 concernait 1,8 million de ménages précaires énergétiques au sens du taux d’effort énergétique, 3,2 millions de ménages selon l’indicateur bas revenus dépenses élevées par et 1,9 million selon l’indicateur de froid ressenti.
Si l’on compare l’évolution de ces indicateurs à partir de l’ENL de 2006, l’indicateur de taux d’effort énergétique marque une diminution du nombre de ménages précaires énergétiques entre 2006 et 2013 (2,72 millions contre 1,8 million en 2013). On observe également cette baisse, lorsque l’on considère l’indicateur bas revenus dépenses élevées : 3,42 millions en 2006, contre 3,2 en 2013 À l’inverse, le nombre de ménages en situation de précarité énergétique selon l’indicateur de froid a augmenté sur la même période, passant de 1,29 million à 1,9 million.
1Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, article 11.
2 Lees Johanna, 2014, Éthnographier la précarité énergétique : Au-delà de l’action publique, des mises à l’épreuve de l’habiter, thèse de doctorat en Sociologie, EHESS.
3Devalière Isolde, 2008, « Au-delà des impayés d’énergie, comment appréhender la précarité énergétique ? », Espace populations sociétés, vol.1, p191–201.
4Loi n°2009–967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, article 2.
5Bégué Marie-Cécile, 2005, « La Maîtrise de la demande en électricité en France. Entre impératif environnemental et hésitations politiques. », Annales Historiques de L’électricité, vol.1, 49–61. Pautard, Eric, 2012, « Du rationnement aux certificats d’économie d’énergie. Quatre décennies de maîtrise de la demande électrique en France et au Royaume-Uni. », Annales Historiques de L’électricité, vol.1, p43–53.
6 Érard Timothée, Chancel Lucas et Saujot Mathieu, 2015, « La précarité énergétique face au défi des données », IDDRI, Paris, 80p.
7L’ONPE a une activité construite à partir de conventionnement par périodes. La troisième période prend fin en 2022. La gouvernance de l’observatoire fonctionne avec un système de conventions de partenariat triennales signées par les ministres de l’Environnement et du Logement (ou équivalents) ainsi que les partenaires financiers, auxquels s’ajoutent ensuite les autres partenaires via une charte d’engagement.
8ONPE et CSTB, 2016, Analyse de la précarité énergétique à la lumière de l’Enquête Nationale Logement (ENL) 2013, 66p.
COMMENTAIRES
Et à part la Croissance de la précarité et des prix aux particuliers, que peut-on attendre !?
Le seuil de précarité est à 8% de TEE ? En ajoutant mon chauffage et mon gazole, je frise les 25% de ma petite pension ! Et encore, je me lave à l’eau froide ou à peine dégourdie en hiver au moyen d’un plongeur électrique employé au coup par coup.
Mais tant que la construction d’EPR mangera les terrains nécessaires à l’édification d’éoliennes, j’ai peu d’espoir d’amélioration !