Les matériaux : un enjeu critique de la transition énergétique

Éclairage de Pierre Papon, ancien directeur du CNRS.

La décarbonation de l’énergie, un objectif clé de la lutte contre le réchauffement climatique et en particulier du « Pacte vert » européen, le Green Deal, proposé par la Commission Européenne (CE), le 14 juillet, pour atteindre la neutralité carbone en 2050, conduira à mettre en œuvre un système énergétique où les énergies « propres » dont la production et l’utilisation n’émettraient pas de CO2, joueraient un rôle majeur, en particulier les filières de production de l’électricité (le nucléaire, l’hydraulique, le solaire et l’éolien).

Certaines d’entre elles, en particulier les deux dernières, utiliseront des minéraux qualifiés de « critiques » comme dont il est utile de rappeler les enjeux car ils sont, en quelque sorte, la « face cachée » des énergies renouvelables.

Dans un rapport sur les dépendances stratégiques de l’Europe, la CE a mis en évidence ses vulnérabilités dans un certain nombre de domaines vis-à-vis de technologies et de matières premières indispensables à son économie et à des infrastructures énergétiques.
Certains minéraux qu’elles utilisent (le lithium pour les batteries électriques notamment) sont produits par un nombre limité de pays qui sont parfois en position de monopoles et sont ainsi qualifiés de critiques ou de stratégiques et la CE souligne la nécessité d’évaluer le caractère critique de matériaux et d’en tirer les conséquences.

La CE avait réalisé une première évaluation du rôle de ces matériaux en 2020 en relation avec le JRC (Joint Research Center). La fabrication de la plupart des composants lourds et légers des systèmes énergétiques requiert des matériaux (métaux, métalloïdes, composés du carbone) dont certains sont qualifiés de critiques car ils sont soit rares soit produits par un nombre limité de pays.

Ce rapport évalue la situation de technologies pour lesquelles se poseront, en Europe, d’importants problèmes d’approvisionnement en matériaux. Il passe en revue, notamment, les besoins en matériaux (26 au total) de trois secteurs considérés comme « stratégiques » (les énergies renouvelables, la mobilité électrique, la défense et l’aérospatial).

Les batteries lithium-ion, les piles à combustible, les éoliennes, les moteurs pour la traction électrique, les panneaux solaires photovoltaïques sont ainsi passés sous le microscope : quelle est leur « criticité » (abondance et « sûreté » de la ressource) ?

Comment la demande évoluera-t-elle ? Ainsi, les batteries lithium-ion qui équipent la grande majorité des voitures électriques, utilisent une dizaine de matériaux qui, outre le lithium, le graphite (dans les anodes), le cobalt (dans les cathodes), et éventuellement le titane, le silicium et le niobium sont considérés comme critiques, le manganèse et le nickel pourraient être utilisés dans des nouvelles anodes.

 

La « criticité » sera d’autant plus importante que la croissance de la demande sera forte (un scénario prévoit une forte croissance du parc de voitures électriques dans le monde : 230 millions de véhicules en 2050) et que l’Europe est, aujourd’hui, en position de faiblesse pour la production de batteries : la Chine en assurait 66% et l’UE environ 1%, la Chine, l’Afrique et l’Amérique % du sud fournissant 74% des matériaux bruts nécessaires à leur fabrication.

Les éoliennes constituent un autre cas de figure. En effet les terres rares (le néodyme et le dysprosium notamment) ainsi que le bore sont des composants importants des aimants des turbines (des alliages néodyme-fer-bore), et une quinzaine de métaux constituants des pales et du mât des éoliennes ; les terres rares sont considérées comme des métaux critiques car la Chine a un quasi-monopole de leur production (mais non des réserves).

L’UE joue un rôle important, en revanche, au stade de l’assemblage des éoliennes. Un troisième exemple est celui des piles à combustible (utilisant notamment l’hydrogène), dans lesquelles platine et le palladium sont utilisés comme catalyseurs dans les électrodes, l’Afrique du Sud assure 70% de la production mondiale de platine (environ 180 tonnes/an).

Selon la CE, la demande de lithium et de cobalt pour toutes les technologies triplerait entre 2030 et 2050 et celle de dysprosium et de néodyme doublerait.

Au plan politique, les experts de l’UE recommandent un effort particulier d’une part sur les batteries afin que l’UE diminue sa trop forte dépendance des importations en provenance d’Asie, de Chine notamment, et d’autre part sur la production des infrastructures destinées à la filière solaire photovoltaïque.

La plupart de ces matériaux sont des piliers de la transition énergétique, et la dépendance de l’UE par rapport à des ressources extérieures pour les plus critiques d’entre eux (les terres rares, les borates, le cobalt, le graphite, le germanium, le niobium, le magnésium et les platinoïdes) est forte (vis-à-vis de la Chine pour les terres rares, de la RDC pour le cobalt, notamment). Cette liste n’est pas nouvelle ainsi, en France, le BRGM et le Comité pour les Métaux stratégiques (COMES) en publient une régulièrement. On peut s’étonner que le cuivre qui un métal clé pour les technologies électriques, ne soit pas considéré comme « critique », ainsi d’ailleurs que l’argent et l’or.

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a publié récemment un rapport qui complète celui de la CE (IEA, The role of critical minerals in clean energy transitions, mai 2021, www.iea.org, cf. P.Papon, Futuribles Vigie, 19 juillet 2021; www.futuribles.com ).

Elle fait, l’hypothèse que la production d’énergies propres va s’accélérer (la puissance installée des filières éoliennes et solaire photovoltaïque triplerait d’ici 2040 et les ventes de voitures électriques seraient multipliées par 25…) et, constatant que depuis 2010 la demande de minéraux critiques a augmenté de 50%, celle-ci « exploserait » d’ici 2040.

La forte concentration géographique de la production des minéraux et des métaux qui en sont extraits (la Chine dominant la production des terres rares) posera le problème de la sécurité des approvisionnements. L’AIE passe en revue la demande pour neuf groupes de métaux utilisés dans les filières et les équipements énergétiques (les batteries notamment).

Dans son scénario le plus volontariste, la demande globale quadruplerait, elle serait dominée en poids par le cuivre (utilisé dans les lignes et les moteurs électriques), le graphite et le nickel. La demande de lithium serait multipliée par 42 et celles du cobalt et de nickel par 21 et 19…. celle des terres rares, des constituants des aimants permanents des turbines d’éoliennes et des moteurs électriques (en particulier le néodyme) serait multipliée par 7.

La croissance du vecteur énergétique hydrogène, produit par électrolyse de l’eau, provoquerait une forte demande de platine (cf. photo d’une mine en Afrique du Sud) et de zirconium et de nickel pour les électrolyseurs.
Ni le nucléaire ni les bioénergies ne sont des gros consommateurs de métaux critiques, le solaire photovoltaïque étant très demandeur d’aluminium et de cuivre. Des percées techniques changeraient la donne, des nouvelles cellules solaires n’utilisant pas le silicium mais des pérovskites, ou le cadmium et le gallium, déplaceraient la demande tandis que le remplacement des aimants permanents par des électroaimants diminuerait celle de néodyme.

L’AIE estime que les réserves de minerais métalliques peuvent répondre à la demande, mais leur concentration diminuerait (c’est déjà le cas pour le cuivre et le lithium), une augmentation des coûts de production est donc probable (avec une plus forte consommation d’énergie) à moins que des nouveaux procédés métallurgiques augmentent les rendements d’extraction et que le recyclage des métaux ne fasse des progrès (actuellement très limité pour les terres rares).

 

La concentration géographique de la production de certains d’entre eux pose un problème : comme la CE, l’AIE constate les positions dominantes de la Chine pour la production des terres rares, du Congo (RDC) pour le cobalt, l’Australie et le Chili jouant un rôle clé pour le lithium, l’Indonésie et les Philippines étant leaders pour le nickel (mais avec une production importante de la Nouvelle Calédonie), l’Amérique latine (le Chili notamment), le Congo et la Chine dominant le marché du cuivre et l’Afrique du Sud celui du platine.

L’AIE s’interroge, enfin, sur la « durabilité » de l’exploitation de ces minéraux dont l’impact sur l’environnement est important : utilisation de grands volumes d’eau dans des régions soumises à un stress hydrique (au Chili notamment), pollution de l’air et de l’eau, rejets importants de déchets. Enfin les conditions de travail sont souvent très dures sur les sites miniers, parfois encore avec le recours au travail des enfants.

Le « pacte vert » de l’UE tout comme les stratégies nationales pour la transition énergétique n’ont pas encore pris en compte la nouvelle donne géopolitique que représentera la montée en puissance des énergies renouvelables : l’accès à des matériaux « critiques » constituera un enjeu géopolitique majeur, les risques de domination du marché par des producteurs, comme la Chine (elle a limité ses exportations de terres rares pendant plusieurs années) ne pouvant être ignorés.

La stratégie « zéro carbone » rend nécessaire : la programmation des investissements pour garantir la sûreté des approvisionnements, une politique de promotion des innovations techniques, notamment en métallurgie et pour le recyclage des métaux.

Elle suppose aussi une stratégie minière européenne à travers des participations dans des sociétés minières hors de l’Europe (la France ayant une carte à jouer avec le nickel de Nouvelle Calédonie…). Faute de quoi de Green Deal de l’Europe s’exposera à de fortes déconvenues.

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