« Énergie : l’Europe doit se faire avec pragmatisme et non avec dogmatisme »

Tribune signée Aurélie Bros, Professeur et chercheur à Harvard, et Thierry Bros, Chercheur associé à l’Oxford Institute for Energy Studies

Lettre ouverte à Madame Ursula von der Leyen, Présidente élue de la Commission Européenne

 Madame la Présidente, soyez plus visionnaire que vos récents prédécesseurs !

En fermant les mines de charbon du Royaume Uni en 1984, la Première Ministre Margaret Tchatcher a plus fait pour l’environnement que beaucoup d’hommes et de femmes politiques depuis !

Le XXIe siècle a débuté il y a de cela une décennie, pourtant la politique énergétique européenne reste imprégnée de concepts désuets du siècle passé.

Celle-ci n’aura été qu’une perpétuelle remise au goût du jour du soi-disant inséparable trio : sécurité, concurrence et durabilité. En d’autres termes, (i) assurer la sécurité des approvisionnements et des infrastructures qui permettent le transport, (ii) harmoniser et libéraliser le marché intérieur européen de l’énergie, (iii) verdir autant que faire se peut notre mix énergétique.

Tout semble avoir été pensé afin que chaque citoyen européen puisse accéder à une source d’énergie fiable et bon marché.

Si ladite combinaison est séduisante sur le papier, son application au quotient soulève toutefois bien des défis, pour ne pas dire des incohérences. La raison est simple : les trois objectifs sont incompatibles et il faut, de facto, établir un ordre de préférence, voire en exclure un.

Force est de constater que la sécurité a eu de tout temps la primauté. Le marché a fonctionné bon gré mal gré au fil des intrusions étatiques. Comme par exemple lorsque l’Allemagne, sans aucune concertation avec les autres Etats membres, décida arbitrairement en 2011 d’arrêter sa production nucléaire.

Quant à la durabilité, elle est devenue le passager troisième classe dont personne ne se préoccupe sérieusement ; sauf pour les entreprises adeptes de greenwashing et pour les politiques qui, faute de solutions sérieuses, se réfugient dans des objectifs à l’horizon trop lointain.

Force est de constater que lorsqu’il s’agit de durabilité, la crise économique et financière de 2008-2009 aura été plus efficace en matière de réduction des émissions de gaz à effets de serre que n’importe quelle régulation estampillée UE.

La clé du bien commun

Mais à quel prix ? En vérité, la seule solution éprouvée par vos récents prédécesseurs pour réduire les émissions de gaz à effets de serre est une récession économique perpétuelle ! Pas sûr que cela enchante les électeurs européens !

La durabilité ne fait-elle pas partie intégrante de la sécurité ? Après tout, ne serait-ce pas la clé de notre bien commun sur le long terme à l’heure du changement climatique et de la hausse des températures ?

Le problème est que la définition retenue pas l’Europe remonte à la veille de la Première Guerre mondiale lorsque Winston Churchill décida d’abandonner le charbon et d’alimenter la Royal Navy en pétrole. Dès lors, la sécurité énergétique est devenue synonyme d’une sempiternelle quête de :

  • l’accès à la source (confère les turpitudes au Moyen-Orient et en Afrique),
  • la sécurisation des approvisionnements et par conséquent des infrastructures qui en permettent l’acheminement,
  • et la diversification de ceux-ci ; ce qui implique la construction d’infrastructures additionnelles qui doivent elles-mêmes être sécurisées.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe, dont toutes les armées avaient embrassé le concept churchillien du « tout pétrole », s’est laissée submerger par la peur du manque. Desservie par la géologie, ce sentiment n’a fait que croître après les crises pétrolières de 1971 et 1979 et l’annonce du « peak oil », lui-même suivit par celle du « peak gas ».

L’Europe a compris que la dépendance n’était pas exclusive. Les Etats fournisseurs, pour la plupart rentiers, étaient eux aussi inquiets à l’idée de voir la demande réduire ou pire disparaître. Afin de s’assurer des approvisionnements en temps et heure voulue, les Etats européens se sont engagés à consommer les commodités produites par ces pays tiers.

Très rapidement, la sécurité des approvisionnements et la sécurité de la demande sont devenus indissociables.

Au nom de la sécurité, les entreprises énergétiques européennes, les Etats membres, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et la Charte de l’énergie ont élaboré un système contractuel, économique et diplomatique qui a pour but de s’assurer que pétrole, gaz naturel, uranium et charbon arrivent à bon port.

Par exemple, l’enjeu autour des sanctions contre la République islamique iranienne a toujours été d’empêcher la monétarisation de leurs gisements. Washington et Bruxelles ont imposé des embargos pétroliers, des limitations d’accès à la technologie et au secteur financier, etc. afin d’ébranler une économie hautement dépendante des hydrocarbures. Il n’y a pas que nos armées qui dépendent du pétrole, mais aussi notre diplomatie.

Une transition énergétique ralentie

Malgré les tournures alambiquées de Bruxelles qui visent à démontrer la pertinence de sa stratégie, le sacro-saint trio reste fondamentalement déséquilibré.

De plus, l’appartenance à des organisations multilatérales dont l’objectif est d’assurer la sécurité des approvisionnements fossiles (AIE et Charte de l’Energie) restreint nos degrés de liberté dans un monde qui se transforme rapidement. Aujourd’hui, cela mène aux pires incohérences et ralentit la transition énergétique. L’affaire Nord Stream 2 en est la triste illustration.

Depuis plusieurs années, il semblerait que l’Allemagne ait renoué avec l’Alleingang (action isolée) au nom de sa transition énergétique.

Si les motivations sont louables, les résultats n’en restent pas moins questionnables dans la mesure où l’Atomaustieg (sortie du nucléaire) a mené à une hausse de la consommation de charbon et, de fait, des émissions de gaz à effet de serre.

Récemment, le gouvernement s’est gargarisé de s’être fixé un « grand objectif »[1]  : la fermeture de toutes les centrales à charbon d’ici 2038. Il est intéressant de comparer cette politique de gribouille à la réalité : la forte baisse des prix du gaz en 2019 a, sans l’intervention des politiques, abouti à un résultat plus rapide et à une baisse significative des émissions de CO2 en Allemagne.

Par conséquent, les importations de gaz naturel vont fatidiquement croître. Rappelons que la production domestique gazière allemande a elle-même entamée sa phase de déclin depuis des années. En parallèle de cela, Berlin s’est entiché d’une nouvelle « stratégie » qui vise à concentrer les approvisionnements gaziers autour d’un nombre réduit de corridors. Une fois Nord Stream 2 réalisé, le corridor baltique sera le principal point d’entrée du gaz en Allemagne.

Avec une Allemagne aux approvisionnements gaziers de plus en plus concentrés, la Belgique, le Danemark, la France, les Pays-Bas et la Pologne courent le risque de devoir réduire la consommation gazière de leur secteur industriel afin de fournir du gaz aux clients résidentiels en Allemagne en cas de rupture d’approvisionnements.

Est-il acceptable que l’Allemagne, l’Etat le plus riche de l’UE, compte sur les autres pour supporter le coût de sa nouvelle stratégie d’approvisionnement afin de garantir sa propre sécurité ?

Rappelons que depuis 2010, les Etats membres ont des obligations d’assistance mutuelle en cas d’incident (catastrophes naturelles, incident technique, actes de terrorisme, etc.). Mais la Cour de Justice Européenne ayant, dans l’affaire OPAL[2] , statué que contrairement à ce que prétend la Commission, le principe de solidarité énergétique ne saurait être limité à des situations exceptionnelles, il vous appartient maintenant de le mettre en œuvre.

Nord Stream 2 au cœur des débats

Finalement, Nord Stream 2 alimente les pires débats opposant pro/anti-atlantistes, pro/antirusses, pro/anti-OTAN, pro/anti-Ukraine, etc. Chacun semble vouloir apporter sa pierre à l’édifice à ce que devrait être un contrat de transit du gaz et des approvisionnements sûrs. Rappelons que dans un marché libéralisé, le meilleur garde-fou reste le marché.

Laissons la concurrence faire son œuvre et arrêtons de demander un soutien politique et étatique pour des projets qui n’auraient peut-être pas d’avenir (point que le président français Emmanuel Macron semble avoir compris en acceptant une nouvelle version de la directive gaz en février 2019).

Madame la Présidente, libérez votre Direction Générale de l’Energie des annuels exercices de style que sont les winter packages. Soit l’industrie arrive, grâce au marché, à assurer la sécurité des approvisionnements gaziers, soit le gaz sortira plus vite que prévu de notre mix énergétique !

Bref, les enjeux énergétiques ne font pas l’union sur le vieux contient, ou du moins ne le font plus. C’est certainement là où le bât blesse puisque l’Europe a réussi à renaître de ses cendres en 1951 avec la Communauté du charbon et de l’acier. Robert Schuman avait compris que l’union de l’Europe devait se faire avec pragmatisme et non avec dogmatisme. Afin d’éviter une désunion de l’énergie, votre Commission devra se défaire des vielles stratégies.

Les dernières révolutions énergétiques telles que la production non conventionnelle de gaz et de pétrole, les énergies renouvelables, l’efficience énergétique et les recherches actuelles sur le stockage des énergies rabattent les cartes.

Cela permet au marché énergétique européen qui tend à devenir plus transparent, de bien fonctionner et d’assurer un signal prix déterminé par l’équilibre entre l’offre et la demande. Les ressources sont là et la peur du manque tend à devenir irrationnelle.

De plus, il serait de bon ton d’impliquer nos armées dans la transition énergétique, puisque c’est avec elles (ou à cause d’elles) que notre dépendance a pris son essor. Rappelons qu’elles sont aussi les principales consommatrices de pétrole et par conséquent de grands émetteurs de gaz à effet de serre.

Dès lors, il faut redéfinir le concept global de sécurité. Aussi longtemps que nos armées seront dépendantes d’hydrocarbures, l’Europe aura un talon d’Achille. Cela aura des conséquences sur notre propre défense et nos interventions militaires hors du territoire européen.

Sécurité et justice

Madame von der Leyen, oubliez le mariage entre sécurité des provisionnements et sécurité de la demande. Laissez tomber cet impossible trio. La stratégie énergétique européenne doit être fondée sur deux concepts : sécurité et justice.

La sécurité doit être pensée sur le long terme, ce qui la rend indissociable de la durabilité. L’objectif commun est de garder notre planète habitable. Pour se faire, la transition énergétique doit être à la fois civile et militaire.

On ne peut pas blâmer chaque citoyen européen de prendre l’avion, à l’heure où un char Leclerc écoule en approximativement 12 heures son réservoir de gasoil de 1300 litres. Qui plus est, la transparence doit être renforcée puisqu’elle est la condition sine qua non au bon fonctionnement du marché énergétique. Tel que cela a été mentionné, le marché est le garde-fou le plus sûr et le plus neutre politiquement.

La justice doit être partie prenante du processus de démocratisation de l’Europe. La précarité énergétique n’est pas une légende urbaine. Ce qui veut dire que la transition énergétique ne peut passer ni par une permanente taxation du contribuable ni par des épisodes de « blackouts ».

Et si tel est le cas, cela ne fera qu’accroître les disparités sociales, alimenter les populismes et mener à des tensions croissantes. La crise des gilets jaunes en est un exemple. En outre, la justice doit être de mise entre Etats membres. La façon dont un projet tel que Nord Stream 2 est orchestré ne doit plus se reproduire en Europe. A ce propos, la Cour européenne vient de rappeler à votre prédécesseur l’importance de la solidarité.

Parallèlement à cela, les Etats membres doivent gardez à l’esprit que l’investissement dans la recherche est un impératif. Le monde a besoin d’une percée technologique aussi rapidement que faire se peut. Il faut d’une part réduire le taux d’émission de gaz à effet de serre et d’autre part retirer le carbone de l’atmosphère.

A défaut de pérenniser les guerres intestines entre centres de recherche, il est devenu nécessaire de créer un cadre scientifique qui permettra aux meilleurs chercheurs européens de collaborer entre eux, voire même avec leurs collègues américains, chinois, russes, etc.

Comme le dit si bien le proverbe allemand : In der Kürze liegt die Würze (la concision est mère de sagesse). L’UE n’a besoin de que deux concepts pour aller de l’avant : sécurité et justice. Ni plus ni moins. Aussi longtemps que l’Europe restera campée sur sa définition actuelle de la sécurité énergétique, le futur que nous allons offrir à nos enfants n’aura rien de soutenable.

Madame la Présidente, soyez visionnaire en prenant aujourd’hui les décisions courageuses qui porteront leurs fruits bien plus rapidement que vous ne le pensez. Sortez l’UE des organisations internationales qui limitent nos libertés en matière de transition énergétique, laissez le marché orchestrer notre sécurité, concentrez-vous sur le nouveau concept de justice et investissez massivement dans la recherche et développement.

Finalement, posez-vous la question suivante : « Quelle source d’énergie devons-nous éviter d’utiliser à l’avenir ? ». Si l’UE désire que l’accord de Paris ne se limite pas à de vaines discussions et de jolies photos postées sur internet, et que les températures n’augmentent pas au-delà de 2°C, il va falloir répondre à cette question très rapidement.

Il vous appartient maintenant de mettre en place une transition énergétique rapide et juste qui ne laisse aucun Européen, ni aujourd’hui ni demain, sur le bord du chemin.

Nous vous souhaitons, Madame la Présidente, tous nos vœux de réussite.

 

[1] Klimaschutzprogramm 2030, approuvé par le Bundestag le 26 septembre 2019

https://www.bundesregierung.de/breg-de/themen/klimaschutz/klimaschutzprogramm-2030-1673578

[2] Décision du 10 septembre 2019

 

—–

 

La version en anglais de la lettre ouverte à Ursula von der Leyen à lire ci-dessous :

Letter VdL_AB_TB_October 23_2019

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