Energie : si l’Europe veut être prise au sérieux, il faut qu’elle se prenne au sérieux elle-même !

Tribune signée Aurélie Bros, Professeur et chercheur à Harvard, et Thierry Bros, Associate, Energy Project, Davis Center for Russian and Eurasian Studies, Harvard University

Lettre ouverte à Madame Christine Lagarde, Présidente de la Banque centrale européenne

 

Madame la Présidente, faites d’une pierre deux coups : établissez l’Euro comme devise

de référence mondiale et de lutte contre le changement climatique !

En tentant de déconnecter la Fédération de Russie des marchés financiers via ses sanctions, Washington œuvre aujourd’hui bien plus à l’attractivité de l’Euro que n’importe quel état membre de l’union monétaire européenne.

Il y a des dates qui résonnent dans la tête des Européens : création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier le 18 avril 1957, signature du traité de Rome le 25 mars 1957, première extension de l’Europe le 1er janvier 1973 (la dernière en date étant celle de 2013), monnaie unique le 1er janvier 1999, signature du traité de Lisbonne en 2007, Prix Nobel de la Paix en 2013, et la liste continue.

Les défis étaient multiples, les tensions nous auront parfois paralysés et les mécontentements se sont cristallisés. Mais malgré toutes les lamentations et autres longues litanies de griefs qui bourgeonnent à l’heure du Brexit, de l’euroscepticisme et d’un nationalisme émoussé qui se veut plus tranchant que le patriotisme, gardons la tête froide et reconnaissons les faits.

Jusqu’à présent, l’Union européenne (UE) a accompli sa mission : assurer la paix sur son territoire dont l’histoire s’est trop longtemps résumée à un fil conducteur à la couleur du sang et au goût des larmes.

Pour maintenir cette concorde si fragile dans le contexte européen et international actuel, il faut réformer. Cela va sans dire. Toutefois, il est impératif d’innover. L’UE n’est pas uniquement rongée par les maux de ses problèmes congénitaux.

L’Europe est en mal de modèle. L’Europe se cherche une nouvelle narrative qui pourrait rapprocher les nations et ses peuples. Une majorité de citoyens veulent voir l’UE devenir un acteur géopolitique à part en entière capable de tracer sa voie sans influence extérieure, tout particulièrement celle outre-Atlantique qui incommode de plus en plus[1] .

Ouvrons la boîte de pandore en disant que l’Europe est en quête de grandeur et de puissance dans un monde où elle se sent parfois insignifiante et trop vulnérable.

Les pères fondateurs, dans un élan d’idéalisme et de pragmatisme, proposèrent une dialectique qui a fait ses preuves : utiliser l’énergie comme liant des peuples, mais aussi comme moyen de contrôle, voire de canalisation, de la puissance.

En d’autres termes, il fallait redonner de la superbe sans pour autant laisser les vieux démons refaire surface. Il n’est nullement nécessaire de rappeler les moult dérapages du vieux continent à chaque fois que le mot « puissance » a été fanfaronné avec bien trop d’outrecuidance.

Depuis le 1er novembre 2019, vous êtes en mesure de reprendre le flambeau de Robert Schuman. L’énergie peut une fois de plus redorer le blason européen. La conjoncture est en votre faveur, n’attendez plus pour rapprocher les nations et offrir la grandeur dont elles ont besoin dans un contexte qui porte les valeurs démocratiques que nous supportons.

Une monde multipolaire

Le monde devient multipolaire et il en va de même pour le secteur financier. Les Etats-Unis ne sont plus uniquement contestés sur l’arène politique. L’hégémonie du dollar américain, mais aussi la dépendance du secteur énergétique à cette monnaie commence à devenir une source d’inquiétude à travers le monde.

L’usage des sanctions secondaires (aussi connues sous le nom de sanctions extraterritoriales) ont poussé divers pays à trouver des alternatives.

Sans grande surprise on retrouve (i) les Etats sous sanctions et dépendants de la vente des hydrocarbures à l’instar de la Russie, (ii) les Etats qui ont de piètres relations avec Washington et craignent de s’attirer son courroux, (iii) et finalement les puissances économiques soucieuses de conserver une certaine marge de manœuvre, comme la République populaire de Chine.

Force est de constater que la Russie aura été aussi innovante que téméraire dans ce domaine.

Au lendemain du 18 mars 2014, date à laquelle le Kremlin annonça l’annexion de la péninsule ukrainienne par la Fédération de Russie, Washington imposa sa botte qui n’a plus rien de secret : les sanctions secondaires.

Celle-ci visent à partiellement déconnecter Moscou des marchés financiers en interdisant les transactions en dollars, mais aussi celles avec toute personne et/ou entité affiliée au système financier américain (ce qui représente une grande partie de la population mondiale).

En d’autres termes, le monde a subitement fait face à un dilemme qui n’avait rien de cornélien : «Si vous faites des affaires avec nos adversaires, vous devez faire une croix sur le marché américain, tandis que vous vous exposez au risque d’amende si vous violez le droit des Etats-Unis d’Amérique».

La Russie place ses pions

Après une phase de pseudo-panique, pseudo-chaos amplifiée par la crise économique, la Russie s’est lancée dans une lutte effrénée pour la défense de ses intérêts économiques et politiques. Moscou découvrit très rapidement qu’elle avait bien des atouts dans son jeu, dont les autres monnaies.

Pendant plusieurs années, le secteur financier russe s’est demandé qui de l’Euro ou du RENMINBI remporterait le bras de fer. Les deux monnaies possèdent des problèmes structurels qui ne doivent pas être ignorés, mais elles ont le point commun d’offrir l’indépendance dont la Russie a tant besoin. Madame la Présidente, profitez de cette ouverture pour propulser l’euro comme référence mondiale!

Le 8 mai 2018, l’administration Trump annonça qu’elle se retirait de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Ce fut un humiliant camouflet pour l’UE, mais cela aura confirmé les positions russes.

Le salut de l’économie de la Fédération passera par la dédollarisation du secteur énergétique, voire de son économie si nécessaire. Depuis, le processus ne s’est pas enrayé. Le 23 octobre 2019, la compagnie pétro-gazière russe Rosneft annonça que ses contrats d’exportation seront désormais en Euro[2] .

Le lendemain, la compagnie russe Novatek, principal producteur de gaz naturel liquéfié, fit savoir qu’elle recourait à l’Euro dans la plupart de ses contrats[3] .

La monnaie européenne n’a jamais été aussi intéressante que maintenant. Cela peut sembler paradoxal puisque nous sanctionnons nous-même la Russie. Disons que cela doit être la fameuse « ironie du sort » (Ирония судьбы/Ironiya Sud’by), pour reprendre le titre du célèbre film soviétique. Cela, nous le devons aux Etats-Unis. Peut-être devrions-nous dire « Thank you Mister President ».

Reprendre son destin en main

Des Etats non membres de la zone Euro croient en notre monnaie. Il serait temps que les 19 sortent de leur torpeur et deviennent plus entreprenants. Si l’Europe veut être prise au sérieux, il faut qu’elle se prenne au sérieux elle-même ! Rappelons que depuis des décennies, les contrats d’achat, de transport, mais aussi d’assurance (hedge) de nombreuses matières premières sont pour la plupart signés en dollars américains.

L’Europe s’est laissée prendre au jeu d’un système bien trop conformable qui l’a empêchée de se poser les vraies questions. Le comble étant d’utiliser le dollar pour des contrats de transit de gaz entre le Russie et l’Europe ajoutant de facto un risque de change à une situation géopolitique compliquée.

Une telle situation a conféré à Washington un pouvoir politico-économique tant sur les autres nations que sur l’économie internationale. La plus grande force des États-Unis demeure très certainement sa capacité d’inclure ou exclure les acteurs économiques de son système financier.

L’usage des sanctions secondaires a fini par devenir l’arme la plus redoutable du pays.

Si le secteur énergétique européen a profité de la dollarisation durant des années, il en paye maintenant le prix, tant sur le plan financier que diplomatique. Les sociétés européennes ont ainsi été obligées de quitter l’Iran pour se conformer aux désirs de Washington passant en pertes leurs investissements déjà réalisés.

L’échec de la mise en place du «véhicule spécial» afin de garder Téhéran dans l’accord n’a pas porté ses fruits et a montré la dissonance entre les aspirations européennes et les moyens limités dont elle dispose. Il est malheureusement fort probable que l’accord historique de 2015 soit voué à mourir dans l’œuf[4] .

Qui plus est, cette décision unilatérale américaine est un énième coup de canif au désir européen d’unir les nations autour de la lutte contre le changement climatique. Le développement des gisements gaziers et la modernisation du secteur énergétique iranien l’usage des technologies européennes auraient permis de réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre du pays.

De plus, cela aurait amélioré la qualité vie de millions d’Iraniens exposés régulièrement à des pollutions massives dans les grandes villes. Pour l’instant, ils devront attendre et consigner le nombre de morts prématurés.

L’usage d’une devise est in fine une décision des acteurs du marché. L’objectif n’est pas d’interférer dans la liberté commerciale ou de limiter le choix, mais plutôt d’élargir l’offre de ces mêmes acteurs en garantissant que la monnaie européenne devienne véritablement la devise de référence à la fois forte et fiable.

Un nouveau monde à inventer

Faire commerce de matières premières en euro renforcera la souveraineté de l’Union. Ce que les pères fondateurs ne pouvaient rêver de faire en 1957, vous pouvez maintenant le réaliser !

Avec le départ du Royaume-Uni, la zone Euro et l’UE-27 devraient être à même d’assurer et promouvoir l’euroïsation du secteur énergétique. Primo, les principales plateformes de négoce des commodités énergétiques ne sont pas basées sur le territoire de l’UE-27.

Si Bruxelles insistait pour que des accords intergouvernementaux incluent une clause type relative à l’utilisation de l’euro comme monnaie par défaut pour les transactions énergétiques, les acteurs devraient s’adapter et une ou plusieurs nouvelles entités dans l’UE-27 pourrait peut-être même émerger.

Les plateformes d’Europe continentale de trading d’électricité pourraient très bien jouer ce rôle.

Secundo, puisque le chainon manquant de la transition énergétique n’est autre que le stockage, l’Union devrait absolument promouvoir des contrats financiers de stockage d’énergie en euros.

Tertio, les opérateurs en euro tels qu’ENI et Repsol pourraient être intéressés par des contrats basés sur l’euro afin de réduire leurs risques de change.

Quarto, des entreprises, comme Total et Equinor, pourraient être tentées de suivre cette voie afin de pondérer le risque de sanctions. Toutefois, une question demeure.

BP et Shell pourraient-ils y voir midi à leur porte ? Seront-ils tentés par un potentiel rééquilibrage ou s’en tiendront-ils à l’actuel système faisant la part belle au dollar ? La réponse demeure incertaine, mais une montée en puissance de l’Euro pourrait changer la donne.

Vingt ans après l’introduction de l’euro, nous faisons face à un défi majeur. Comme tout défi, il offre son lot de craintes et d’espoirs. La zone euro reste sujette aux crises. De profondes et difficiles réformes sont nécessaires.

Cependant, un nouveau monde est à inventer. Cela sera complexe sur le plan politique puisque cela implique une indépendance vis-à-vis des États-Unis d’une part et la nécessité de résoudre les problèmes structurels de la monnaie européenne d’autre part. Certains diront que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Cette réponse est bien trop hâtive. Assurer la position de l’Euro dans le secteur énergétique pourrait avoir un effet ricochet dans les secteurs de la défense et de l’aviation – autres secteurs stratégiques exposés aux coups de tête de Washington. En vous battant chaque jour pour que l’euro devienne la monnaie de référence, vous contribuerez non seulement à la grandeur de l’Europe mais aussi à rendre les Européens fiers de leur réussite collective.

Dans une lettre adressée à Madame Ursula von der Leyen, Présidente élue de la Commission Européenne, nous avons suggéré de repenser la stratégie énergétique européenne en la faisant reposer sur deux piliers : sécurité et justice[5] .

Si la sécurité est indissociable de la durabilité, elle doit aussi inclure différents paramètres dont la monnaie que nous utilisons pour assurer non seulement nos approvisionnements énergétiques, mais aussi pour promouvoir la transition énergétique hors de nos frontières.

Notre indépendance face au dollar protégera nos entreprises et nous offrira une plus grande marge de manœuvre diplomatique. A l’heure d’une transition énergétique accélérée, l’Union doit non seulement développer des technologies innovantes, mais aussi promouvoir l’euro comme monnaie de référence dans les contrats à venir de stockage d’énergie.

Vous prouverez ainsi notre volonté commune d’œuvrer à la mise en place d’un futur soutenable. L’Europe pourrait dès lors insuffler un nouvel élan et galvaniser les nations autour du projet fédérateur de lutte contre le réchauffement climatique.

Madame Lagarde, oubliez le temps d’un instant les turpitudes de la crise grecque, ainsi que les véhémences des extrêmes minoritaires qui se languissent d’un retour aux monnaies nationales.

Aujourd’hui, accordez-vous un court instant d’optimisme et d’espoir. L’Euro peut trouver sa place dans ce nouvel ordre mondial où la Chine, la Russie, l’Inde, mais aussi l’Iran cherchent à assurer la sécurisation de l’achat-vente de leurs commodités.

L’Euro ne doit pas devenir un piètre pis-aller, mais une monnaie incontournable dans le secteur énergétique. Notre monnaie doit permettre de porter la transition énergétique à travers le monde, et cela grâce à la politique de Washington !

Madame la Présidente, soyez audacieuse en prenant dès maintenant des décisions qui changeront la donne. Faites de l’Euro la monnaie incontournable d’un Green Deal international, laissez émerger une plateforme de négoce des commodités sur le territoire de la zone Euro, encouragez l’euroïsation des contrats énergétiques, laisser naître un cadre légal qui protège nos entreprises hors de nos frontières.

En travaillant conjointement avec les chefs d’Etats et de gouvernements européens, vous aiderez à faire de l’Europe un acteur géopolitique à part entière. En apposant votre signature sur chacun des billets en euros, rappelez-vous qu’ils représentent la preuve la plus concrète de notre Union pour nos concitoyens. Toutefois, ils doivent aussi devenir la devise de référence mondiale.

Il vous appartient maintenant de devenir le visage d’une Europe démocratique, indépendante et en accord avec les aspirations de ses citoyens.

Nous vous souhaitons, Madame la Présidente, tous nos vœux de réussite.

 

Aurélie Bros, Senior Fellow & Lecturer on Government at Harvard University

Director of the Energy Project

Thierry Bros, Associate, Energy Project

Davis Center for Russian and Eurasian Studies

Harvard University

 

 

1] European Council on Foreign Affairs, Give the people what they want: popular demand for a strong European foreign policy, September 2019

https://www.ecfr.eu/page/-/popular_demand_for_strong_european_foreign_policy_what_people_want.pdf

[2] Роснефть перевела экспортные контракты в евро, 25 octobre 2019, Neftegaz.ru,

https://neftegaz.ru/news/companies/502476-rosneft-perevela-eksportnye-kontrakty-v-evro/

[3] «Новатэк» перевел почти все расчеты экспортных контрактов в евро, 24 octobre 2019, Vedomosti.ru

https://www.vedomosti.ru/business/news/2019/10/24/814675-novatek

[4] ‘YOU? Really?’: Iran’s Zarif scorns EU warning over nuclear deal, 12 novembre 2019, Reuters

https://www.reuters.com/article/us-iran-nuclear-eu-zarif/you-really-irans-zarif-scorns-eu-warning-over-nuclear-deal-idUSKBN1XM12K

[5] Bros Aurélie ; Bros Thierry, Énergie : l’Europe doit se faire avec pragmatisme et non avec dogmatisme, 17 octobre 2019

https://www.lemondedelenergie.com/energie-europe-pragmatisme-dogmatisme/2019/10/17/

(English version) Europe’s energy needs pragmatism, not dogmatism, October 23, 2019, Natural Gas World

https://www.naturalgasworld.com/europes-energy-needs-pragmatism-not-dogmatism-bros-73982

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COMMENTAIRES

  • L’Europe ? Qu’elle Europe ? Celle qui permet à un entrepreneur de l’Etat X dans lequel la Mo est surtaxée d’embaucher des ouvriers de l’Etat Y dans lequel il ne pèse aucune taxe sur la MO afin de concurrencer les entrepreneurs de l’ETAT Z de façon plus que déloyale ? Celle dont l’état X surtaxe des produits vendus quasiment hors taxe dans le pays Y frontalier, mettant les commerçants de X proches de la frontière en faillite ? Celle qui a jeté sur les routes transeuropéennes des myriades de poids lourds transvasant des productions autorisées dans le pays X vers le pays Y dans lequel la production est interdite ? C’est cette Europe là qui a rempli sa mission au prétexte qu’elle n’a pas provoqué de guerre ? Pourtant avec ce que je viens de vous citer cette guerre on nous la prépare de plus en plus activement, chacun étant excédé par les libéralités dont profite l’autre et qui lui sont interdites. S’il n’y a plus de guerres la raison est ailleurs et elle finira quand même par arriver si cette Europe perdure.
    Serge Rochain

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