Gaz russe : l’Europe doit « faire preuve de sang-froid dans la gestion de cette crise »
Pour Le Monde de l’énergie , Phuc-Vinh Nguyen, chercheur à l’Institut Jacques Delors, spécialisé en politique énergétique française et européenne, analyse les conséquences, à court et moyen terme, de la crise actuelle du gaz russe pour l’Union européenne.
Le Monde de l’Énergie —Quels impacts a eu l’invasion de l’Ukraine sur les livraisons de gaz russe en Europe ?
Phuc-Vinh Nguyen —Traditionnellement, l’UE importe 40% du gaz qu’elle consomme de la Russie, qui représente son premier fournisseur de gaz. Cela s’explique à la fois par des raisons géographiques et historiques : la Russie est un proche voisin pour l’Europe qui peut tirer parti des infrastructures construites au cours de la période soviétique (notamment certains gazoducs) mais également pour des raisons économiques puisque le gaz vendu par la Russie jusqu’à présent l’était à des conditions très avantageuses, comparé notamment au gaz naturel liquéfié. La guerre en Ukraine est venu exacerber la flambée des prix de l’énergie alors que ces derniers connaissaient déjà une hausse spectaculaire depuis l’été 2021.
Ce faisant, malgré une baisse du volume de livraisons de gaz russe, Vladimir Poutine a pu continuer à bénéficier d’une manne financière considérable (33Mds d’€ de recettes tirées du gaz) pour financier la seconde invasion de l’Ukraine par la Russie. Cette baisse des livraisons fut progressive, en coupant dans un premier temps certains pays comme la Bulgarie ou la Pologne sous prétexte que ces pays refusaient de payer leurs contrats en roubles, puis à des pays comme l’Allemagne, l’Italie ou la France, en représailles suite à la visite de leurs chefs d’états respectifs en Ukraine, illustrant le fait que Vladimir Poutine utilise le gaz comme une arme géopolitique afin de tenter de diviser les européens pour mieux régner.
Désormais, la Norvège a supplanté la Russie en tant que premier fournisseur du vieux continent, et, pour la première fois de l’histoire, les importations de gaz naturel liquéfié américains ont également dépassé au cours des deux derniers mois les importations de gaz russe. Si l’Union a pu bénéficier de certains flux en provenance de Russie pour remplir ses stockages de gaz en prévision de l’hiver à venir, cela ne sera vraisemblablement plus le cas lors de la préparation de l’hiver 2023-2024, ce qui compliquera encore plus la tâche.
Le Monde de l’Énergie —La Russie affirme que l’augmentation des tarifs n’a pas fait baisser ses revenus malgré la baisse des exportations vers l’Europe. Cela vous semble-t-il vrai ? Et comment le Kremlin compte réorienter ses exportations (GNL, marché asiatique, notamment chinois…) ?
Phuc-Vinh Nguyen —En vendant moins, mais en vendant beaucoup plus cher, Vladimir Poutine a en effet su maximiser ses profits du fait que les prix du gaz ont été multiplié par 10 par rapport à la moyenne de la décennie 2010-2020. Néanmoins la fracture avec l’Union européenne est entérinée et la possibilité de renouer une relation commerciale aussi longtemps que la guerre perdurera et que Vladimir Poutine restera au pouvoir semble à exclure côté européen. Cependant, si l’UE était particulièrement dépendante de la Russie en matière de gaz, la réciproque est également vraie puisque l’UE constituait le principal client de la Russie concernant l’achat de son gaz pour les raisons évoquées plus haut.
Vouloir se replier sur le marché asiatique afin d’acheminer du gaz fossile par gazoduc prendra du temps, le temps de construire ces fameux gazoducs. En 2021, la Russie avait vendu moins de 10Mds de m3 de gaz à la Chine contre 150Mds de m3 à l’Union, un tel écart ne pourra pas être comblé à court terme, sachant que par ailleurs, les chinois en ont profité pour négocier des tarifs avantageux. Pour le GNL, il est en effet possible de vendre ce dernier partout dans le monde puisqu’il est transporté par bateau. C’est là où le jeu de la diplomatie internationale prend tout son sens. Si les Européens épaulés par les Américains (mais éventuellement d’autres pays producteurs de GNL) arrivent à convaincre les acheteurs (Japon, Corée du Sud…) d’appliquer des sanctions au GNL russe, ce dernier aura plus de difficultés à trouver preneur et pourrait précipiter les pertes économiques russes.
Le Monde de l’Énergie —La situation en Europe (volonté de se désengager du gaz russe et de remplir les stocks pour l’hiver à venir, canicule…) pousse les pays de l’UE à augmenter fortement leurs importations de GNL. Quels sont les principaux pays exportateurs à profiter de cette hausse de la demande ? Quels impacts a-t-elle sur le marché mondial du GNL, avec quels conséquences pour les autres pays importateurs ?
Phuc-Vinh Nguyen —Tout producteur de GNL profite de cette crise, car la demande de GNL a explosé ce qui a tiré les prix vers le haut. A l’heure actuelle les principaux bénéficiaires sont les USA et le Qatar, seuls pays à pouvoir augmenter leur production pour répondre à la plus grande demande.
L’un des impacts, à l’heure actuelle sous-estimé, concerne le fait que, nous Européens, nous avons privilégié cette stratégie de diversification, qui consiste à aller acheter du GNL pour remplacer le gaz russe, du moins en partie. Or, ce GNL aurait normalement été destiné à des pays asiatiques dont certains pays en développement qui devaient opérer une transition énergétique du charbon au gaz. Ce faisant, en surenchérissant pour acquérir du GNL, nous privons certains pays de ressources en énergie, créant des tensions sociales importantes sur fond de pénurie énergétique dans des pays comme le Bangladesh ou encore le Pakistan.
Cela rend légitime le besoin de mettre en place des mesures de sobriété énergétique c’est à dire changer nos comportements pour réduire notre consommation d’énergie (ici de gaz), afin de ne pas déséquilibrer un marché qui favorise le plus offrant. Sans quoi, les prochaines discussions, dans le cadre de la COP27, pourraient être beaucoup plus compliquées.
Le Monde de l’Énergie —Plus globalement, quelles conséquences voyez-vous sur le long terme à la situation actuelle sur la production et les importations de gaz et de GNL dans le monde ?
Phuc-Vinh Nguyen —Le GNL ne doit pas devenir une solution pérenne pour l’Union qui doit trouver des alternatives à l’usage du gaz fossile. Cela tombe bien, elles existent et sont déjà, pour la plupart, connues. A court terme la sobriété énergétique pour éviter de brûler inutilement du gaz pour produire de l’électricité parfois gaspillée (10% de l’électricité est actuellement produite à partir de gaz en FR, 20% en UE). Et puis, en parallèle, développer les énergies renouvelables et rénover les bâtiments, pour d’une part renforcer notre sécurité énergétique et d’approvisionnement et d’autre part réduire notre utilisation du gaz à des fins de chauffage. Afin de préparer le long terme et la décarbonation des industries, investir dès à présent dans la R&D, les technologies vertes (clean tech) semble également indispensable afin de rester maître de notre destin et ne pas dépendre des puissances étrangères (Chine, Etats-Unis par exemple) pour atteindre la neutralité climatique en 2050.
Le pacte vert européen est la réponse idoine à cette crise car il opère un big bang législatif de l’ensemble de nos modes de production, de consommation, de déplacement afin justement de ne plus être à la merci des énergies fossiles, dont le gaz fait partie. Cependant la gravité de la crise montre à quel point les Etats peuvent être tentés de parier sur le GNL pour sécuriser leur approvisionnement en prévision des prochains hivers. Une telle approche doit être soigneusement évaluée car les contrats signés aujourd’hui le sont pour longtemps (10-15 ans minimum), et impliquent d’investir dans des nouvelles infrastructures fossiles contrairement aux recommandations de l’AIE par exemple. L’ampleur de la crise climatique est suffisamment grande pour ne pas nous mettre d’autres bâtons dans les roues.
Ainsi, se départir du gaz russe impliquera de diversifier nos approvisionnements, de renforcer la solidarité européenne (en groupant nos achats communs de gaz pour faire baisser les prix, en réfléchissant à mutualiser nos stockages de gaz à l’échelle européenne) mais surtout en faisant preuve de sang-froid dans la gestion de cette crise.
