« La formation est souvent l’angle mort des orientations en matière de transition environnementale »
Le Monde de l’Énergie ouvre ses colonnes à Lysan Drabon, du Project Management Institute (PMI), pour évoquer avec elle les problématiques de recrutement et de formation qu’impose la transition énergétique.
Le Monde de l’Énergie —La transition énergétique impose le recrutement de personnes hautement qualifiées pour piloter des projets émergents. Quelles sont les perspectives en la matière à moyen terme ?
Lysan Drabon —L’Europe comptait en 2020 plus de 5 millions « d’emplois verts » contre tout juste 3 millions en 2000. Une expansion amenée à se poursuivre. En France par exemple, le Shift Project anticipe la création d’1,1 million « d’emplois verts » d’ici 2050. Ces nouveaux emplois, notamment associés aux objectifs européen de viser la neutralité carbone d’ici 2050 et de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55% d’ici 2030, vont nécessiter de former des professionnels de façon adéquate. Car sans chefs de projet correctement formés, c’est toute l’économie réelle qui serait impactée. Il est donc temps d’accélérer.
Le Monde de l’Énergie —Quel est l’ampleur du risque de pénurie de chef(fe)s de projet de transition énergétique ? Quels secteurs sont particulièrement concernés ?
Lysan Drabon —De par la croissance des organisations et le départ à la retraite de chefs de projets expérimentés, ce sont 25 millions de postes de professionnels du projet qui seront à pourvoir dans le monde d’ici 2030. Ce chiffre témoigne du risque de pénurie qui menace notre économie. Dans le secteur de la transition énergétique, le risque est particulièrement important. 71 % des « métiers verts » connaissent ainsi des difficultés de recrutement. Or, la création de filières solides dans le cadre de la réindustralisation verte poussée par l’Europe et la France en particulier, implique d’avoir des professionnels suffisamment formés à cela. Prenons l’exemple de la mobilité électrique. Comment construire et faire fonctionner les gigafactories qui permettront de produire nous-mêmes nos batteries électriques, si nous n’avons pas des collaborateurs formés à ces nouveaux métiers ? D’où l’importance pour l’Union européenne de renforcer les efforts en termes de politique de formation auprès des Etats membres.
Le Monde de l’Énergie —Justement, quels efforts de formation doivent-ils être fourni pour éviter une pénurie de ce type au niveau européen ?
Lysan Drabon —L’Année européenne des compétences a vocation à donner un nouvel élan à la réalisation des objectifs sociaux de l’Union européenne à l’horizon 2030, notamment un minimum de 60 % des adultes en formation chaque année. Ce bon premier pas gagnerait à y associer un objectif et des moyens spécialement dédiés aux « métiers verts ». La question de la formation renvoie également à l’optimisation des projets de transition énergétique. Dans cette optique, les projets qui accordent une priorité aux power skills, ces compétences interpersonnelles particulièrement importantes pour ce qui est de la communication, de la gestion multiculturelle ou de la résolution des problèmes, sont 72% à remplir leurs objectifs business contre 65% pour ceux qui ne le font pas. Si l’on adapte ce constat à l’échelle européenne, le manque d’intégration des power skills par les organisations, pourrait fortement ralentir la transition vers notre souveraineté en matière énergétique ou sur des domaines comme la production d’énergie renouvelable, prônés par le Net Zero Industry Act.
Le Monde de l’Énergie —Au-delà des chefs de projet, l’ensemble des professionnel(le)s des secteurs concernés doivent acquérir de nouvelles compétences pour intégrer la décarbonation dans leurs cahiers des charges. Quelle est la situation sur ce front ? Comment améliorer cette formation (initiale et continue) ?
Lysan Drabon —63% des chefs d’entreprise ne pensent pas être en mesure d’atteindre leurs objectifs en matière d’ESG [respect des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, NDLR] et de reporting réglementaires. Un chiffre qui en dit long sur la nécessité d’avoir des équipes formées et prêtes à relever ce défi de la transition. De même, plus d’1 chef de projet sur 2 estime que les organisations n’entreprennent pas assez d’efforts pour atteindre des objectifs de durabilité. Cela signifie qu’il y a un enjeu de formation extrêmement fort ; à la fois des chefs de projet, mais aussi des cadres dirigeants et des autres collaborateurs. Le sujet est le même que pour la cybersécurité : si vous voulez protéger votre organisation contre les risques cyber, tous les collaborateurs doivent être informés et prêts à réagir de la meilleure façon possible en cas d’attaque. En matière de durabilité, les collaborateurs doivent aussi avoir les moyens d’adopter les bons réflexes et d’intégrer ces enjeux dans leur quotidien. Malheureusement, seuls 38% des décideurs estiment que la formation constitue un levier stratégique pour l’entreprise. Il y a donc une prise de conscience à susciter à leur égard, pour que les choses évoluent.
Face à ce besoin massif de formation, les besoins de financement promettent d’être importants. Quel est l’ordre de grandeur des investissements à prévoir, en France et dans l’Union européenne ? Les aides et subventions existantes sont-elles suffisantes pour répondre à ces besoins ?
La formation est souvent l’angle mort des orientations actées en matière de transition environnementale. Les récentes annonces du Président Macron en la matière ne contiennent d’ailleurs pas de volet consacré à cette question. Au-delà des considérations financières, il y a d’ores et déjà un besoin de prise de conscience de la part des acteurs publics. Cette Année européenne des compétences constitue un bon premier pas. On peut aussi se réjouir de l’augmentation du budget de France Compétences de 6,7 milliards d’euros, par rapport à 2022. Le problème est que ce soutien n’est pas ciblé vers les secteurs qui en ont le plus besoin, comme la transition énergétique. De même, les professionnels de la formation gagneraient à être mieux associés aux orientations publiques car ce sont eux qui sont sur le terrain et perçoivent le mieux les besoins exprimés par les professionnels et les entreprises.