Bruxelles voit le monde en vert

La lutte de l’Union européenne (UE) contre le changement climatique s’est pendant longtemps articulée autour de deux axes majeurs: (i) la participation aux efforts internationaux qui s’inscrivent dans le cadre des Conférences des Parties sous l’égide des Nations unies, et (ii) la mise en place de directives, règlements et décisions qui fixent des objectifs précis visant à progressivement réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) sur le territoire européen à l’horizon 2020 et 2030. Pour se faire, l’utilisation de technologies à faibles émissions de carbone ainsi que l’efficacité énergétique ont eu la part belle durant les dernières années.

Le 11 décembre 2019, la Présidente de la Commission européenne (CE), Ursula von der Leyen, dévoila devant le Parlement européen le Green Deal censé faire de l’Europe le premier continent climatiquement neutre d’ici à 2050.

Si ce Pacte vert a réitéré la volonté de l’UE de se faire le fer de lance de la lutte contre le changement climatique, il marque avant tout un tournant dans la mesure où il promeut la mise en place d’une économie circulaire. Dès lors, le découplage de la consommation des ressources et de la croissance du produit intérieur brut (PIB) nécessitera des réformes structurelles de longue haleine qui iront bien au-delà du secteur énergétique.

À cette occasion, Bruxelles annonça son intention de mettre en place un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pour certains secteurs vers 2021.[1]

Il s’agit de réduire le risque de fuite de carbone, d’obtenir une source supplémentaire de revenus pour verdir l’économie et finalement d’établir des moyens de pression sur les partenaires commerciaux de l’UE qui sont, pour la plupart, les grands pollueurs mondiaux. Ainsi, les biens importés de pays tiers tombants sous la coupe de ladite taxe seront pénalisés si la teneur en carbone venait à être jugée trop élevée. Cette internalisation annoncée du coût des externalités négatives ne fait que reprendre la logique du pollueur-payeur.

La taxe carbone, une boîte de Pandore

Bien que la proposition semble aussi légitime qu’incontournable à l’heure où les pressions relatives aux enjeux écologiques ne cessent de croître sur le Vieux Continent, elle ne fait toutefois pas l’unanimité. En Europe, des experts ont rappelé que les écarts de prix de l’énergie n’entraînaient pas fatidiquement une délocalisation de la production à forte intensité énergétique, avant de soulever deux problèmes.

Comment peut-on mesurer avec exactitude la trace carbone des produits importés ? Est-il possible d’établir une ligne stricte entre les secteurs couverts et non couverts ?[2]

Toutefois, ce sont bel et bien les deux principaux partenaires commerciaux de l’Europe qui ont tiré à boulets rouges. Wilbur Ross, le secrétaire américain au Commerce, a averti les Européens que Washington riposterait contre toute taxe carbone à la frontière qui serait jugée protectionniste par essence.[3]

Eu égard de la progressive destruction des normes commerciales et l’utilisation récurrente de tarifs douaniers (même contre les alliés) par l’administration Trump, une telle remarque n’est pas à prendre à la légère. Quand bien même le mécanisme européen répondrait aux règles de l’Organisation Mondiale du Commerce, l’UE pourrait déclencher des guerres commerciales contre son gré.

La République populaire de Chine s’est quant à elle dite préoccupée par une telle mesure et a fait comprendre que cela pourrait nuire à la future coopération sur le climat entre Beijing et Bruxelles.[4]

Au cours des derniers mois, il est devenu clair que la taxe carbone aux frontières n’était pas une panacée, mais au contraire une potentielle boîte de Pandore. La proposition européenne peut cependant s’expliquer de deux façons.

Dans une certaine mesure, elle traduit l’impatience de l’UE face aux partenaires internationaux qui ne partagent pas les mêmes ambitions en matière de climat. Sans grande surprise, Bruxelles cherche à pallier le déséquilibre qui en découle en tentant de protéger ses entrepreneurs et travailleurs soumis à des règles environnementales et écologiques plus drastiques.[5]

Au-delà de la question du bras de fer entre trois puissances internationales, la situation illustre avant tout la complexité d’opérer en Europe des réformes en profondeur afin de protéger le climat dans un système commercial multilatéral.

Au risque d’enfoncer des portes ouvertes, il faut rappeler que le grand chambardement qui va naître de la mise en place du Green Deal aura un effet domino bien au-delà des frontières de l’UE de part (i) la globalisation et (ii) les systèmes d’approvisionnement énergétiques hérités du XXème siècle qui reposent massivement sur les hydrocarbures.

Lors du Forum économique mondial qui s’est tenu à Davos le 22 janvier 2020, la Présidente de la CE souligna que la taxe carbone aux frontières « ne sera [pas] nécessaire » si des conditions équitables venaient à être respectées internationalement.[6]

Ce discours n’était autre qu’un appel aux dirigeants des autres nations à travailler ensemble sur des moyens communs de tarification des émissions de carbone, sous peine de voir recourir à des ajustements aux frontières si rien n’est fait.

Le réveil d’une coopération mondiale ?

Une fois de plus, les motivations européennes sont polymorphes. Primo, l’UE était le troisième émetteur de CO₂ au monde après la Chine et les États-Unis en 2018. Même si une tendance à la baisse des émissions par habitant et par unité de PIB a été observée entre 1990 et 2018, elle ne suffira pas à compenser la hausse des émissions en provenance des économies dites émergentes et des grandes puissances économiques. Secundo, cela confirme que l’UE se sent plus à l’aise dans des relations coopératives que coercitives.

L’espoir est certainement de voir Washington et Beijing reconnaître que la meilleure façon de lutter contre une taxe carbone aux frontières de l’UE pourrait être de se rallier à une politique climatique significative.

Tertio, si Bruxelles n’a pas envie que le progressif « détricotage » de son économie linéaire hautement carbonée ne tourne au « pugilat » commercial, il serait nécessaire de convaincre les partenaires de suivre un chemin similaire.

La question reste toutefois de savoir s’il est possible d’attendre un hypothétique réveil d’une coopération internationale (bien que justifiée) dans un environnement où des hommes politiques à l’instar des Présidents Trump et Bolsonaro ne cessent de prôner un climatoscepticisme acharné qui poursuit son petit bonhomme de chemin dans d’autres pays ?

Suite à la pandémie de Covid-19, la question suivante est devenue au cours des dernières semaines la pierre angulaire du débat européen: « Comment faire du Green Deal un élément clé de la reconstruction des économies européennes au lendemain de la crise sanitaire? »

En avril 2020, Frans Timmermans, le Premier vice-président exécutif de la CE, déclara que le Pacte vert n’était pas un luxe, mais une bouée de sauvetage contre le revers économique post-coronavirus dont personne n’est encore véritablement en mesure de mesurer l’étendue.[7]

Dans un tel contexte, la proposition de mécanisme d’ajustement carbone aux frontières semble avoir été relayée temporairement au second plan. De plus, puisque les prix actuels de l’EU-ETS sont passés sous la barre des 25 euros par tonne depuis mars 2020, une telle taxe ne paraît pas primordiale (du moins à l’heure actuelle) pour garantir des conditions de concurrence équitables sur le marché unique européen.

Le bras de fer avec les partenaires économiques de l’UE pourrait toutefois empirer dans les mois, voire années à venir suite à la crise du coronavirus. Au nom de la relance économique, il n’est pas improbable de voir une pléthore de gouvernements sacrifier les enjeux climatiques au nom de la reprise économique.

Si Bruxelles veut entériner sa position de leader dans la lutte climatique, il va falloir multiplier les initiatives afin de s’assurer que le pire ne se produise pas. En d’autres termes, Bruxelles va devoir envisager la mise en place d’une stratégie climatique mondiale post-COVID-19. Mais avant cela, il serait approprié de répondre aux questions suivantes :

Quelle est la narrative la plus adaptée ?

Dans un monde où les gouvernements sont principalement préoccupés par trois choses: (i) le coût global de la réduction des émissions de GES, (ii) les avantages qu’ils peuvent en retirer, et (iii) la réaction du grand public, l’UE va devoir repenser sa communication afin que celle-ci ne soit pas mieux comprise, mais mieux reçue. Pour ce faire, il faudra identifier les spécificités des différentes nations qui sont parfois bien plus préoccupées par l’éradication de l’extrême pauvreté ou la modernisation de l’économie.

Comment peut-on encourager la mise en place d’un prix mondial du carbone ?

Au cours des dernières années, la part cumulée des émissions mondiales de CO₂ couvertes par les politiques de tarification du carbone a augmenté. Selon la Banque mondiale, elle couvrait 14,9 pourcent des émissions mondiales de GES en 2019, soit 8 gigatonnes d’équivalent-dioxyde de carbone. Les économistes suggèrent depuis longtemps qu’un prix élevé de la combustion d’hydrocarbures est l’un des moyens les plus efficaces de réduire lesdites émissions.

Dans ce contexte, l’UE a renforcé sa coopération avec plusieurs pays, dont la Chine.[8] Il est dans l’intérêt de Bruxelles de continuer à encourager d’autres pays à mettre en œuvre des politiques de taxe sur les émissions de CO₂, mais aussi de relier des instruments de tarification du carbone hétérogènes, de sorte que les règles du jeu ne soient pas faussées lorsque les prix ETS augmentent.

Quand bien même il ne faudrait pas s’attendre à ce que les États-Unis intensifient leurs politiques climatiques tant que Donald Trump sera à la tête du pays, rien n’empêche Bruxelles d’ajuster son tir en favorisant la coopération climatique au niveau des Etats plutôt qu’au niveau fédéral. Par exemple, en 2018, l’UE a mis en place une coopération sur les marchés du carbone avec l’État de Californie. [9]

Cela pourrait être étendu à d’autres Etats comme les neuf du Nord-Est qui mènent le Regional Greenhouse Gas Initiative.[10] L’UE ferait ainsi d’une pierre deux coups: œuvrer à la cause climatique tout en maintenant une coopération transatlantique constructive.

Faut-il utiliser les pouvoirs de la CE en matière de réglementation pour réduire les émissions de GES du secteur pétro-gazier ?

L’Europe est censée devenir climatiquement neutre d’ici à 2050, mais dans l’intervalle, elle continuera d’importer des hydrocarbures de pays tiers. Bruxelles a le pouvoir réglementaire de fixer des normes de performance en matière d’émissions dans l’industrie du pétrole et du gaz qui établiront une barre pour des pratiques plus respectueuses de l’environnement. Cela pourrait permettre de réduire les émissions de CO₂ et de CH4 dues aux fuites lors de l’extraction, du traitement et du transport des hydrocarbures.[11]

Ce faisant, l’UE réduirait l’intensité carbone des hydrocarbures consommés sur son territoire. En outre, cela pourrait garantir que la réorientation de la production de pétrole et de gaz vers d’autres marchés, qui est l’une des principales conséquences de la baisse de la consommation européenne, respectera des pratiques moins néfastes pour l’environnement et le climat.

L’UE ne doit pas perdre de vue que les pays producteurs d’hydrocarbure sont confrontés à des dilemmes stratégiques de taille qui vont bien au-delà des enjeux liés à la volatilité actuelle des marchés. Ainsi qu’il a été mentionné, les changements structurels visant à verdir les économies représentent un défi de taille.

Depuis de nombreuses années, certains d’entre eux tentent de moderniser l’économie et de diversifier le budget de l’État en créant d’autres sources de revenus – la plupart du temps sans grand succès.

Ainsi, toute baisse significative des revenus pourrait générer des troubles sociaux et /ou politiques. Dès lors, la participation aux efforts internationaux de l’UE pourrait prendre un autre tournant en encouragent et soutenant les géants pétroliers du XXème siècle dans cette transition verte qui est complexe, mais n’est pas sans offrir des opportunités surtout dans le secteur du solaire ou de l’hydrogène.

Jean Monnet disait que « l’Europe se ferait dans les crises et qu’elle serait la somme des solutions apportées à ces crises ». Le changement climatique est sans aucun doute la plus grande crise qui va façonner le destin de l’Europe et sa place dans le monde.

[1] La liste des secteurs n’a pas encore été définie.

[2] Zachmann G; McWilliams B, A European carbon border tax: much pain, little gain, Bruegel, Policy Contribution

Issue n˚5, March 2020 https://www.bruegel.org/wp-content/uploads/2020/03/PC-05-2020-050320v2.pdf

[3] “US threatens retaliation against EU over carbon tax”, Financial Times, January 26, 2020

https://www.ft.com/content/f7ee830c-3ee6-11ea-a01a-bae547046735

[4] “Europe’s ‘carbon border tax’ could hurt climate negotiations: China adviser”, Reuters, December 4, 2019

https://www.reuters.com/article/us-climate-change-accord-china/europes-carbon-border-tax-could-hurt-climate-negotiations-china-adviser-idUSKBN1Y82NC

[5] La taxe sur les émissions de CO₂ (système communautaire d’échange de quotas d’émission mieux connu sous le nom d’Emission Trading System ou ETS) a été introduite en 2005 et comprend les Etats membres, la Norvège, l’Islande et le Lichtenstein.

[6] Keynote speech by President von der Leyen at the World Economic Forum, January 2020.

https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/speech_20_102

[7] “EU COVID-19 recovery plan must be green and ambitious, say MEPs”, Press Releases, European Parliament, April 21, 2020

https://www.europarl.europa.eu/news/en/press-room/20200419IPR77407/eu-covid-19-recovery-plan-must-be-green-and-ambitious-say-meps

[8] L’UE et la Chine travaillent à la mise en œuvre du projet intitulé «Platform for Policy Dialogue and Cooperation between EU and China on Emissions Trading». https://www.eu-chinaets.org/

[9] L’UE et la Californie ont convenu d’intensifier la coopération bilatérale sur les marchés du carbone en 2018. Il faut rappeler que l’ETS de Californie, qui couvre environ 85% des émissions de la Californie, est lié à l’ETS du Québec. https://ec.europa.eu/clima/news/eu-and-california-step-cooperation-carbon-markets_en

[10] Connecticut, Delaware, Maine, Maryland, Massachusetts, New Hampshire, New Jersey, New York, Rhode Island, et Vermont. Virginia et New Jersey ont récemment fait part de leur volonté de rejoindre l’initiative. https://www.rggi.org/program-overview-and-design/elements

[11] Bros A; Bros T. (2020) ‘What Should the EU Do Regarding Decarbonization?’, Energy Project, February 2020

commentaires

COMMENTAIRES

  • Moi qui est a toujours été un Européen convaincu, je ne veux plus de cette Europe qui n’a d’Union que le nom.
    Elle est gouvernée par l’Allemagne dont nous sommes devenus les pays satellites. La preuve: la cour constitutionnelle allemande attaque la BCE prce qu’elle est trop conciliante avec notre pays frère l’Italie !
    Sa politique est celle des Grunnen comme en Allemagne.
    Il faut détruire cette Union et en refonder une nouvelle basée sur les grands projets européens et sur la stratégie d’un continent.
    Le COVID vient de montrer son inutilité et même sa nuisance pour notre continent.

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