dans relations internationales uranium plus valeur symbole que puissance - Le Monde de l'Energie

« Dans les relations internationales, l’uranium a plus valeur de symbole que de puissance »

Le Monde de l’Energie ouvre ses colonnes à Teva Meyer, maître de conférences en géographie et géopolitique à l’Université de Haute-Alsace et chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), pour évoquer avec lui les enjeux géopolitiques liés à l’uranium. Docteur de l’Institut Français de Géopolitique, ses recherches portent sur les enjeux spatiaux du nucléaire : il est l’auteur de Géopolitique du nucléaire, sorti le 16 février 2023 aux éditions Le Cavalier bleu.

Le Monde de l’Énergie —Vous estimez que le nucléaire s’appuie sur un « mythe a-spatial ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Teva Meyer —Le nucléaire représente une rupture matérielle par rapport aux autres sources d’énergie, considérant sa densité énergétique. Un kilogramme d’uranium préparé pour un réacteur commercial libère en moyenne 390 000 mégajoules d’énergie, contre 55 pour le gaz naturel, 50 pour le pétrole et moins de 25 pour la houille. Cette propriété a, dès les années 1950, été perçue comme un moyen de se libérer des contraintes géographiques propres aux hydrocarbures ou à l’hydroélectricité. Les quantités dérisoires de combustibles nécessaires et la facilité à le transporter permettaient, pensait-on, de placer des réacteurs n’importe où, sans impératifs de proximité avec une mine ou des infrastructures de transports. Le nucléaire devient un outil servant à aménager les derniers espaces qui échappaient à la présence humaine.

La popculture se remplit d’imageries d’une conquête de l’espace terrestre et extraterrestre rendue possible par le nucléaire. Dans la réalité, des projets se développent, mais se limitent à l’installation de réacteurs en Antarctique et Arctique pour alimenter des bases militaro-scientifiques. Sans surprise, on retrouve cet imaginaire dans le développement actuel des Petits Réacteurs Nucléaires modulaires (SMR), dont les producteurs mettent en scène la capacité à se déployer dans des milieux isolés.

Le Monde de l’Énergie —L’essentiel de la production mondiale d’uranium est concentré sur quelques pays. Comment est en train d’évoluer cette production (ouvertures de nouvelles mines, projets de mines, arrêt d’exploitation…), et quels pays y jouent un rôle clé ?

Teva Meyer —Effectivement, bien que l’uranium soit une matière spatialement déconcentrée – l’OCDE compte dans son Red Book (la bible de l’uranium) des gisements dans 53 pays -, la production se concentre dans 15 États et avant tout le Kazakhstan (45% de la production), l’Australie, la Namibie et le Canada avec environ 10% chacun, l’Ouzbékistan (7 %), la Russie (5 %), le Niger (4 %) et la Chine (4 %).

Cette dynamique relève de la structure du marché de l’uranium. Les prix se forment sur deux marchés (long terme et spot) dont le principal facteur de fluctuation est l’anticipation des changements de politiques électronucléaires mondiales. La place grandissante d’acteurs spéculatifs sur le spot accentue la sensibilité du prix aux évènements géopolitiques : les cours se sont ainsi envolés consécutivement aux manifestations antigouvernementales à Astana. De plus, il n’existe pas d’OPEP de l’uranium qui rassemblerait les producteurs afin d’orienter les cours.

A la suite de l’accident de Fukushima, les prix ont chuté et stagné à des niveaux amenant l’industrie à privilégier certains territoires pour leur coût de production, à l’image du Kazakhstan, à en délaisser d’autres, comme les États-Unis où la production a été divisée par 200 depuis dix ans, et à stopper les explorations en Afrique australe et en Amérique du Sud.

L’année 2022 pourrait constituer un nouveau tournant. L’augmentation conjoncturelle des prix suite à la crise sanitaire se poursuit alors que le marché réagit aux annonces de relance du nucléaire. Parallèlement, l’invasion russe de l’Ukraine a relancé les débats sur la nature géopolitique des importations d’uranium, menant par exemple Washington à développer un plan d’indépendance en faveur de son industrie uranifère, ou certains pays européens comme la Slovaquie à rouvrir leur mine. Si ces évolutions pourraient relancer la production de sites mis sous cocon faute de rentabilité, la hiérarchie mondiale ne devrait pas être bousculée à moyen terme.

Le Monde de l’Énergie —Comment les pays consommateurs d’uranium, civil et militaire, diversifient-ils et sécurisent-ils leurs approvisionnements ?

Teva Meyer —Comme pour les hydrocarbures, la géographie de la production d’uranium ne recoupe pas celle de sa consommation. Sur les 34 pays exploitant un parc de centrales nucléaires en 2022, 8 produisaient de l’uranium. Seul le Canada extrait plus qu’il ne consomme. Les autres accusent des déficits importants : 50 % pour la Russie, 75 % pour la Chine et 99 % pour les États-Unis. Les principaux consommateurs mondiaux ont alors adopté des positions différentes.

Pékin a institué la stratégie dite des « Trois Tiers » dès les années 1990 visant à assurer l’approvisionnement par trois voies : la production domestique, le contrôle de mines à l’étranger et le recours aux marchés. Mais ces trois piliers sont déjà en déséquilibre. La difficulté à exploiter les ressources nationales oblige la Chine à formuler des stratégies agressives à l’étranger. C’est particulièrement le cas en Afrique où, après avoir casser le monopole français au Niger en rachetant le gisement d’Azelik en 2007, le Pékin prend les commandes de l’ensemble du secteur uranifère namibien, 3e producteur au monde en acquérant les mines de Rössing et d’Husab.

Côté russe, les préoccupations sont similaires. Les ressources internes ne répondent ni aux besoins de son parc de centrales ni aux contrats d’exportation de combustibles nucléaires signés à ce jour. Ces derniers représentent déjà le triple de ce que la Russie consomme pour ses propres réacteurs. La conquête du marché mondial du nucléaire dans laquelle le Kremlin a lancé son industrie dépend de sa capacité à capter du minerai à l’étranger. Cette stratégie se focalise en Asie centrale, et surtout au Kazakhstan, où Moscou profite plus de la proximité technique avec l’industrie et de l’interconnaissance entre ses cadres que d’une véritable proximité diplomatique. Le rachat d’entreprises a cependant permis à Moscou d’obtenir des parts dans des gisements en dehors d’Asie centrale, surtout en Afrique. Le Kremlin y poursuit trois objectifs : remporter des contrats de vente de centrales nucléaires en adjoignant la recherche d’uranium comme bonus, exploiter d’autres minerais stratégiques présents dans les gisements et assurer une présence face à l’activisme chinois.

Le cas européen est particulièrement frappant. Alors que la guerre en Ukraine a relancé les débats sur l’organisation de l’approvisionnement du continent, on tend à oublier qu’un tel mécanisme existe déjà pour le nucléaire avec l’Agence d’approvisionnement (ESA) d’Euratom. Ses pouvoirs sont théoriquement radicaux : elle seule dispose du droit exclusif de conclure des contrats pour la fourniture en uranium des exploitants de centrales de l’UE. Vendeurs et acheteurs d’uranium peuvent négocier seuls, puis en réfèrent à l’agence qui contresigne ou non les contrats. Mais les tensions entre pays membres mènent à une interprétation très libérale de ces prérogatives, limitant ses capacités d’action concrète. Ainsi, ce sont les exploitants des centrales qui formulent les politiques d’approvisionnement, répercutant les stratégies nationales là où les réacteurs appartiennent à l’État. D’où le grand écart entre la stratégie française de diversification à tous azimuts d’un côté, et la dépendance forte à la Russie choisie par la Hongrie suite à l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán.

Le Monde de l’Énergie —Quels enjeux géopolitiques se dessinent derrière l’extraction, le commerce et le contrôle de cette ressource ?

Teva Meyer —Il n’est pas possible pour un pays exportateur d’uranium naturel d’utiliser la menace d’une rupture d’approvisionnement comme mesure coercitive, considérant la facilité de rediriger les sources. Mais ce commerce est utilisé pour renforcer les liens diplomatiques. L’Australie en est coutumière. Après avoir exclu toute vente à la Chine, l’Inde et la Russie pendant trente ans, Canberra est revenu sur cette politique à mesure que l’équilibre des forces s’est reconfiguré dans l’Indo-Pacifique.

Dans les relations internationales, l’uranium a ainsi plus valeur de symbole que de puissance. La présence d’uranium a également pu servir l’élaboration de projets nationaux, comme au Groenland où l’uranium est mêlé par certains aux discours sur la souveraineté, présentée comme une solution pour se défaire des subsides budgétaires de Copenhague et d’imposer son autorité face à un gouvernement danois rétif à son exploitation. Enfin, l’uranium supporte aussi des stratégies de Soft Power. La décision australienne de limiter ses exportations à quelques pays était théorisée par Canberra comme un moyen de forger l’image d’une puissance responsable luttant contre la prolifération nucléaire.

commentaires

COMMENTAIRES

  • Point de vue intéressant et bien à l’encontre de « stupidités » colportées par beaucoup de monde sur la Toile…

    Cela remet certaine pendules à l’heure sans le mythe de l’extinction de l’extraction dans 50 ans (plus valable pour bien d’autres matières premières dont certaines essentielles…)

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  • Oui, c’est bien ça le mirage du nucléaire, annuler le problème du transport entre le lieu de production du combustible et son lieu d’utilisation, en oubliant que pour disposer de ce Kg de YC il a fallu remuer des tonnes de minerai, les concasser, les broyer, les réduire en poudre, les traiter avec des acides pour séparer le grain de l’ivraie en polluant copieusement les sous-sol du lieu de production, puis, une fois le méfait accompli, disparaitre comme un voleur en laissant cette pauvre terre acidifiée au bons soins des locaux, et aller recommencer ailleurs.
    Serge Rochain

    Répondre
  • Sieur Rochain fait une parfaite description de l’extractivisme concernant tous les minerais et les pollutions inhérentes à cette activité, ce qu’Aurore Stéphan ( https://www.youtube.com/watch?v=7bh3Z78e68Q) et bien d’autres expliquent très bien.
    Mais son tropisme anti nucléaire le pousse à dénoncer uniquement l’uranium mais pas tous les minerais nécessaires à toutes les industries y compris les énergies renouvelables.
    Une célèbre polémiste canadienne Naomi Klein (La stratégie du choc, Tout peut changer..) dénonce avec conviction l’extractivisme mais vante sans retenue l’énergie renouvelable sans même s’interroger sur sa provenance (fossile + extractivisme..).
    Ainsi l’extraction du cuivre interroge déjà beaucoup d’expert comme Olivier Vidal de Grenoble:https://www.youtube.com/watch?v=TxT7HD4rzP4
    Alors oui l’extraction de l’uranium pollue mais pas plus que toute les autres minerais extraits de notre planète et même beaucoup moins étant donnée la très très petite quantité nécessaire.
    Allez comprendre !

    Répondre
  • Sieur Rochain fait une parfaite description de l’extractivisme concernant tous les minerais et les pollutions inhérentes à cette activité, ce qu’Aurore Stéphan ( https://www.youtube.com/watch?v=7bh3Z78e68Q) et bien d’autres expliquent très bien.
    Mais son tropisme anti nucléaire le pousse à dénoncer uniquement l’uranium mais pas tous les minerais nécessaires à toutes les industries y compris les énergies renouvelables.
    Une célèbre polémiste canadienne Naomi Klein (La stratégie du choc, Tout peut changer..) dénonce avec conviction l’extractivisme mais vante sans retenue l’énergie renouvelable sans même s’interroger sur sa provenance (fossile + extractivisme..).
    Ainsi l’extraction du cuivre interroge déjà beaucoup d’expert comme Olivier Vidal de Grenoble.
    Alors oui l’extraction de l’uranium pollue mais pas plus que toute les autres minerais extraits de notre planète et même beaucoup moins étant donnée la très très petite quantité nécessaire.
    Allez comprendre !

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  • L’uranium n’en reste pas moins le métal le plus rare de la planète et certainement le plus diffus. Il deviendra vite celui dont l’extraction nécessitera plus d’énergie que ce qui est extrait n’en produira. Aujourd’hui les cigales chantent, et pour montrer que leur chant et le plus beau elles attirent d’autres cigales qui seront très vite leurs concurentes dan sce type de chant. Certain l’on déjà compris et surfant sur la quiétudes des naïfs, ils achètent tout ce qui passe à leur portée pour assurer la pérénité de leurs investissements dans le nucléaire, alors que d’autres se contentent de clamer qu’il y en a autant qu’on en voudra et pour tout le monde afin de rassurer ceux qui croient dans les vertus du nucléaire.

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    • Sacré Rochain !!!
      Qui oublie volontairement dans ses considérations qu’il suffirait que l’uranium devienne plus difficile à extraire, donc plus coûteux, pour qu’on construise des réacteurs de quatrième génération, surgénératrices, brûlant l’uranium 238, non consommé dans nos centrales actuelles qui ne peuvent brûler que de l’U235.
      Or l’U238 est plus de 100 fois plus abondant dans les minerais.
      On en dispose un stock en France de 350.000 tonnes, faciles à stocker dans de vulgaires hangars, et UN GRAMME d’uranium peut produire autant d’énergie que DEUX TONNES de charbon.
      Avec ce stock, on pourra produire 100 fois plus d’énergie que celle produite en France par EDF depuis le début d’exploitation de nos centrales nucléaires.
      Et Rochain parle de pénurie.
      Quel intérêt a-t-il à mentir ainsi ???
      P.S.
      – Pour les réacteurs de quatrième génération, chercher Super-Phénix et Astrid. Très instructifs.
      – Ces réacteurs peuvent brûler une bonne part des déchets actuels a longue durée de vie de nos centrales, réduisant volume et durée d’activité des déchets produits.

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    • Réponse très « blonde platine » du « Père Vert » Serge !!!

      Le Platine est, parait-il, plus rare et encore bien moins distribué que l’Uranium sur la planète !? (et on en a besoin pour les piles à combustible à hydrogène !!! Avec 90% des extractions et probablement des réserves extractibles situé en Afrique du Sud, pays devenu assez instable et glissant potentiellement vers plus d’instabilité, cela ne devrait pas rassurer la filière Hydrogène globalement !!!).

      Répondre
  • Le cobalt, le nickel, le platine, les terres rares et même le lithium, chers à M. Rochain car indispensables à la fabrication des batteries qui sont obligatoires avec les ENR, ne nécessitent ils pas eux aussi de remuer des tonnes de minerais, d’engendrer des quantités considérables de déchets et d’occasionner des frais de transport conséquents ? Décidément, quand on veut ignorer que E = Mc2 qui est la raison évidente pour laquelle l’uranium est indispensable pour quelques années encore afin de fabriquer l’énergie dont le monde a besoin (rapport de 7000 à 1 avec le gaz ou le pétrole et le double pour le charbon comme indiqué par l’auteur !), on raconte n’importe quoi. Sans oublier que, si on veut bien se décider à se pencher à nouveau sur le problème (ASTRID), les déchets actuels sont eux aussi capables de fournir beaucoup d’énergie.

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  • Les énergies renouvelables et les VE sont d’énormes consommateurs de matières premières dont la liste est longue comme le bras.. Ces produits ou minerais + terre rares qui leurs sont indispensables sont extraits et raffinés à grands coûts (et coups) d’énergie fossile, de quantité d’eau qui assèchent tout sur des km² à la ronde, avec une pollution colossale de cette eau et de l’air qui envahie la planète. Ce qui rend malade partout ds le monde les pauvres gens pour ns donner l’illusion de sauver notre petit bout planète occidentale !. Si la pollution par l’uranium représente 1, la pollution narrée ci dessus c’est 100 voire 1000 et ne fera qu’augmenter avec la frénésie du tout renouvelable qu’on veut nous imposer et qui gangrène tout le globe

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  • Au delà du blabla des nucléophiles trop fainéants pour chercher les chiffres de la réalité, il y a les chiffres du monde :
    Tous les renouvelables augmentent leur part en absolu et en % dans la production d’électricité mondiale tandis que le nucléaire chute inexorablement. Il représentait 9,9% de l’électricité mondiale en 2021 et ne reprénsente déjà plus que 9,2% en 2022. La route que suit le monde est claire et la France se marginalise de plus en plus. Nos patits enfants devront payer cette erreur.

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